La?psychanalyse?au?XXIe?siècle:?une?science?polymorphe?ayant?qualité?de?modèle

Auteurs

  • Kurt Greiner

Résumé

Dans le courant du XXe siècle, des philosophes de la science appartenant soit au courant néopositiviste, soit à une approche plus critico-rationnelle ont reproché à la psychanalyse de ne pas être scientifique ou d'être, au plus, une pseudoscience. Aujourd'hui, tant les critiques « scientistes » que les défenseurs « antiscientistes »» de la psychanalyse ne perçoivent pas cette dernière en tant que « science »». Les scientistes d'orientation « neuropsychanalytique »» considèrent que, même si elle n'est pas une science - les raisons en étant que sa pratique n'est pas quantifiable et vérifiable par des méthodes empiriques -, elle pourrait avoir des chances de devenir une discipline exacte si elle se soumettait à une réforme radicale fondée sur les neurosciences. En comparaison, les antiscientistes contemporains n'ont jamais considéré la psychanalyse comme une science et, pour eux, elle ne le deviendra jamais car elle est avant tout une sorte d'herméneutique, d'art de la narration.

Un ouvrage publié il y a peu (« Konstruktive Realisten »» de Fritz Wallner) semble venu de nulle part pour intervenir dans le débat épistémologique ; ses contributeurs appartiennent à « l'école viennoise pour une analyse scientifique constructi-viste »» (Université de Vienne) et se mêlent au débat fondamental sur la psychanalyse en prétendant de manière provocante que non seulement il est hors de question d'attribuer un statut scientifique à la psychanalyse, mais que la manière particulière dont elle se présente en tant que discipline est typique de toute une génération de scientifiques du XXIe siècle, que ce soit au niveau de la structure de la recherche ou à celui de la réflexion sur la méthode !

Les tenants du « constructivisme viennois »» (Kurt Greiner) n'entendent pas par « psychanalyse »» une forme de pensée et d'action fondée uniquement sur l'œuvre de Sigmund Freud et plaident, au contraire, pour que le terme soit entendu dans un sens beaucoup plus large. Pour éviter des malentendus dangereux et une possible confusion, ils substituent au terme de « psychanalyse »» (avec tout ce qu'il implique en idées relevant de l'histoire des sciences) le néologisme « la psychanalytique »» (« Psychanalytik »» en allemand / NdT), incluant dans cette catégorie l'ensemble des positions et des approches trouvées dans le cadre global de la discipline psychanalytique.

Puis, le groupe associé à Wallner s'efforce d'expliquer sur des bases philosophiques pourquoi ce genre de psychanalyse (à savoir la psychanalyse telle qu'elle est entendue à Vienne) doit être perçue comme une véritable discipline scientifique, même lorsqu'elle correspond à la méthode d'origine. Ils réussissent même à démontrer de manière convaincante que la méthodologie polyconceptionnelle et hétérogène - du point de vue de la structure - de la psychanalytique a une importante valeur de modèle et que, dans ce sens, elle correspond à toutes les fonctions fondamentales attribuée à la science et à la recherche par tous les chercheurs modernes. Contrairement à ce qui se passe dans le cas des néopositivistes, des rationalistes critiques, des scientistes et des antiscientistes, les constructi-vistes réalistes utilisent pour argumenter les outils fournis par une épistémologie moderne ayant passé le « tournant construc-tiviste »» (le « constructivistic turn »») et parviennent ainsi à une interprétation épistémologique de la psychanalyse (de la psychanalytique) située à l'opposé de l'épistémologie plus traditionnelle.

En abordant leur objet sous l'angle du constructivisme, avec un paradigme qui ne correspond plus à la découverte du monde, mais à l'invention de ce dernier, les collègues viennois réussissent à surmonter des problèmes et paradoxes que les traditionnels philosophes objectivistes de la science n'avaient pas réussi à résoudre puisqu'ils pensaient que toute approche scientifique décrit et reflète par principe la structure de la réalité objective. Les réalistes constructivistes se rendent compte que le « regard vers nulle part » tant recherché est une illusion - ce qui signifie qu'ils renoncent à rêver le rêve d'une perception objective de la réalité ; ils tiennent par contre compte de l'inévitable influence des théories sur la réalité (de la Theoriegetranktheit von Beobachtungen formulée par Karl Popper), de la subjectivité de l'observateur (Heinz von Foerster), ainsi que du fait que tout acte scientifique demeure fortement dépendant du contexte dans lequel il est exécuté (Thomas Kuhn). Ils prennent aussi en compte l'impossibilité qu'il y a à effectuer une sorte de saut quantique d'ordre ontologique, qui permettrait de passer sans autre du monde construit des expériences au monde métaphysique de l'être (Kurt Greiner). À ce niveau, les épistémologistes constructivistes admettent en tant que principe le fait que toute démarche scientifique se déroule dans un cadre défini par un paradigme, dans un contexte expérimental qu'il est possible de débattre à un niveau rationnel - et qu'elle se déroule toujours selon un processus structuré de manière circulaire. Ils désignent du terme de « cercle-objet-méthode »» la relation caractéristique qui s'établit entre l'objet de la recherche et la méthodologie utilisée par cette dernière pour, ensuite, considérer que la démarche scientifique et les actes impliqués par la recherche correspondent à un processus d'invention, de développement et d'application de nombreux univers très différents les uns des autres : ils impliquent une construction, une structuration et une application dans le sens d'un objectif que les réalistes constructivistes appellent des « microréalités »».

Compte tenu du fait que le maintien d'une approche traditionnelle - au sens européen - de la connaissance et de la compréhension adoptée par les scientifiques et les chercheurs demeure un objectif réaliste, les constructivistes viennois s'efforcent d'élaborer des stratégies et des procédures utilisables, qui permettront aux scientifiques de mener une réflexion dans laquelle ils pourront cerner les structures spécifiques de leurs microréalités construites. Dans ce but, ils proposent que soit adoptée une stratégie épistémologique caractérisée par le changement continu de perspectives méthodiques - stratégie qu'ils désignent du terme de « transcontextualisation »». Il s'agit en fait d'isoler un système spécifique d'énoncés de son contexte scientifique pour l'introduire ensuite dans un contexte qui lui est étranger. On pourrait dire qu'il s'agit de rendre « étranger »» (donc visible et perceptible) ce qui est trop familier, ceci fournissant aux scientifiques et aux chercheurs une meilleure opportunité de saisir l'évolution de leurs propres activités microréelles par le biais d'un avancement systématique de la connaissance de soi.

D'un point de vue constructiviste, une technique d'interprétation multiconceptionnelle et multiméthodologique de la psychanalytique, visant à « contextualiser » - donc à mettre à jour la cohérence du tout et à produire un sens - permet d'obtenir un « status quo caractérisé par le pluralisme des microréalités »». Nous citerons en tant qu'exemples connus de systèmes conceptuels complexes permettant d'appliquer la « technique de contextualisation »» à l'objet psychologique (à la psychanalytique) les approches élaborées par Sigmund Freud, Erich Fromm, Félix Guattari, Karen Horney, Jacques Lacan, Alice Miller ou Jean-Paul Sartre. Il reste qu'entre-temps personne n'est plus en mesure d'établir une synthèse de toutes les microréalités trouvées en psychanalyse, ce qui fait qu'il est aujourd'hui impossible d'en avoir une vue d'ensemble méthodologique. L'existence même d'un nombre immense de microréalités construites, chacune d'entre elles manifestant une structure polymorphe, est précisément ce qui fournit à la psychanalytique - comparée à toutes les autres disciplines relevant de sciences variées - la possibilité d'être une science exemplaire au sens européen classique (selon lequel il s'agit avant tout de l'acquisition d'un savoir et de la réflexion sur les actes mêmes des chercheurs). La stratégie épistémologique de la transcontextualisation s'accommode parfaitement de l'hétérogénéité méthodique et de la diversité des approches dans le cadre d'une même discipline. Selon les Viennois, les psychanalystes n'ont pas besoin de quitter leur propre champ scientifique pour rechercher, en utilisant la technique de réflexion appliquée du constructivisme, la connaissance au niveau des actes (savoir réflexif) situés dans le cadre de leur propre démarche psychanalytique (savoir technique). Ils n'ont pas besoin d'abandonner le cadre de leur propre discipline pour acquérir des connaissances sur eux-mêmes et peuvent, au contraire, demeurer dans un contexte intradisciplinaire pour effectuer une démarche fructueuse de transcontextualisation.

Dans ce sens, il devient finalement plausible d'adopter la position des épistémologistes constructivistes et de prétendre qu'en tant que psychanalytique, la psychanalyse constitue en soi un champ de recherche spécifique. Par ailleurs, les principes épistémologiques soutenus par les constructivistes viennois permettent aussi de démontrer qu'en plus d'être à un niveau plus que suffisant une discipline scientifique indépendante, la psychanalytique dispose potentiellement de la capacité à servir de modèle à toute la culture scientifique du XXIe siècle. Il reste toutefois que les structures attribuées à la psychanalyse par les réalistes constructivistes ne peuvent servir de base solide à l'établissement d'une compréhension constructiviste de l'épisté-mologie qu'à condition que ses praticiens soient disposés à percevoir leur propre discipline comme polymorphe du point de vue méthodologique, comme multiconceptionnelle et comme utilisant des approches variées, tout en étant disposés à mener une réflexion sur eux-mêmes en vue d'acquérir des connaissances. Ce n'est que dans ces conditions que la psychanalyse pourra acquérir une identité scientifique suffisamment moderne et cohérente d'un point de vue philosophique pour qu'elle soit acceptée.

Biographie de l'auteur

Kurt Greiner

DDr. Kurt Greiner, geboren 1967, hat Kulturwissenschaften, Psychoanalytische Pädagogik und Epistemologie an der Universität Wien studiert, arbeitete mehrere Jahre in der heilpädagogischen Praxis, war Lektor für Interkulturelle Wissenschaftstheorie an der Universität Wien und ist heute als Wissenschaftsanalytiker in einem transdisziplinären Forschungsteam der Universität Wien tätig.

Korrespondenz: Andergasse 12-22/7/7, 1170 Wien, Österreich

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Publiée

2007-04-01

Comment citer

Greiner, K. (2007). La?psychanalyse?au?XXIe?siècle:?une?science?polymorphe?ayant?qualité?de?modèle. Science psychothérapeutique, (2), 96–103. Consulté à l’adresse https://psychotherapie-wissenschaft.info/article/view/128