Le psychodrame en tant que méthode dialectique
Résumé
Tel un fil rouge, la dialectique est toujours présente dans la théorie et la pratique du psychodrame et pourtant ni Moreno, ni les auteurs de littérature secondaire ne mentionnent explicitement cet aspect. Par exemple, Moreno utilise sans le mentionner la dialectique matérialiste du XIXe siècle pour fonder la sociométrie lorsqu’il écrit que les énergies à l’œuvre dans les relations sociales sont soumises aux phénomènes d’attraction et de répulsion régissant les lois naturelles
- ressemblant ainsi à des processus chimiques et biologiques.
De plus, les lois de la dialectique - « négation de la négation », « saut qualitatif» et « unité et lutte des opposés » -sont sous-jacentes à la sociométrie, mais aussi à des concepts tels que télé et rencontre, échange de rôles et accent placé sur le protagoniste, ainsi que dans toutes les autres paires de concepts créés sur des bases dialectiques.
Moreno construit une philosophie complète, allant de l’atome social à l’univers pour aboutir à un « ordre cosmique thérapeutique » - qui ressemble à l’esprit cosmique de Hegel. Par le biais de sa « théorie de Dieu » il relie la plus petite chose au tout, le début à la fin : à la fin de l’histoire, Dieu - étincelle créatrice, source et aboutissement de toute existence et du psychodrame - devient la créativité libérée dans chaque individu. Dans ce sens, même s’il demeure ouvertement dynamique dans la pratique, son système est en fait statique dans la mesure où source et but sont tous deux parts de la créativité divine. Sa théorie ne réussit pas à dépasser le déterminisme historique caractérisant l’œuvre de Hegel et celle de Marx ; la critique de Hegel - et donc de Marx - formulée par Adorno est alors également applicable à Moreno. Selon Adorno (1990, p. 37 de la version allemande), un système conçu comme dynamique, mais en réalité fermé puisqu’il implique un infini positif, devient statique à partir du moment où il exclut tout ce qui se trouve en dehors de sa propre fascination. Toute détermination individuelle contient implicitement la dimension hégélienne et ne peut donc pas être un véritable devenir : en effet, comme l’écrit Hegel, « comme la graine contenant l’entière nature de l’arbre, y compris le goût et la forme des fruits, les premières traces de l’esprit contiennent déjà virtuellement toute l’histoire » (1980, p. 59 de la version allemande, notre traduction).
Justifier matériellement - de manière similaire à ce que fait Hegel au niveau de l’esprit cosmique - l’ordre cosmique thérapeutique fondé sur la « théorie de Dieu » en en faisant la prochaine révolution revient à associer l’idée de progrès contenue dans les théories dialectiques du XIXe siècle et une pensée métaphorique de type théologique. Moreno est intimement convaincu que l’être humain est capable de se développer et pourtant, curieusement, il nie ce potentiel. Dans ce sens, l’aspect statique de son système en fait - comme chez Hegel - une sorte de théologie séculaire.
La dimension religieuse occupe dans l’œuvre de Moreno une place importante, qu’il faut prendre en compte. Il reste qu’il faut se demander si, comparée à d’autres - la dialectique, par exemple - cette clé est si essentielle. Dans ce sens, je ne partage pas l’avis de Buers (2002) qui, commentant l’ouvrage très complet de Hutter, « Psychodrama als experimentelle Theologie », le résume en disant que la clé de la chambre aux trésors de Moreno est religieuse.
Les paradoxes et contradictions mis en évidence ne dévalorisent pas, en soi, la théorie de Moreno ; au contraire, ils montrent les problèmes dont a souffert l’élaboration de toute théorie au XIXe et au XXe siècle. Éliminer ces problèmes reviendrait à retirer son mordant à la théorie.
On a très souvent dit qu’il n’est possible de pratiquer le psychodrame que si l’on comprend la philosophie thérapeutique de Moreno de manière « adéquate » (Buer 1999) ; en réalité, cette philosophie s’exprime dans la dialectique ouverte de la pratique, dans le concret du psychodrame, et non dans les textes publiés à ce sujet. Nous nous trouvons donc confrontés à un paradoxe : la pratique du psychodrame est bien mieux fondée théoriquement et, dans ce sens, elle touche à des dimensions qui dépassent la théorie.
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