L'anorexie des psychologie et psychothérapie modernes
Résumé
Le présent article se réfère au Psychotherapie Forum no. 4, vol. 3, 1995, dans lequel plusieurs auteurs réclament avec insistance “une garantie et une gestion de qualité en psychothérapie”. Il n’est possible de mettre en œuvre une politique de gestion de qualité que si l’on objective et standardise les phénomènes psychiques, c’est-à-dire si l’on fait de “l’âme” une quantité mesurable. Dans la perspective soutenue ici, qui se fonde sur la psychologie de C. G. Jung et se situe près de la “psychologie archétypique”, je considère que cette objectivation et standardisation ne conviennent ni à la nature ni aux visées de la psychologie.
Ma réflexion s’articule en trois volets: sa première partie est consacrée à une description métaphorico-phénoménologique de l’esprit de notre époque. Je tente de montrer que l’homme moderne vit presque exclusivement sous le signe du “comparatif : aujourd’hui, tout vise à être meilleur, plus beau, plus rapide, plus blanc, ou meilleur marché. Le principe de la comparaison mesurable est omniprésent, ce qui implique également que nous nous consacrons entièrement à la standardisation, et donc à la squelettisation des phénomènes.
La standardisation telle qu’elle est pratiquée actuellement fait que nous sommes dominés par un principe d’ordre qui, entretemps, se suffit CL lui-même. Ce principe peut être amplifié à un point qui semblait jusqu’à maintenant incroyable, dans la mesure où le contenu perd une bonne partie de son importance et où l’on se désintéresse de toute résistance, de toute force d’inertie pouvant servir de frein - les caractéristiques d’une chose, par exemple. Aujourd’hui, progrès signifie: avancer toujours plus vite dans le même contexte. Il implique ce que Paul Virilio nomme la “stagnation frénétique” et qui peut être représenté par l’image de l’hélice tournant à vide. Il s’agit de ce que l’on appelle la “capacité à fonctionner comme une machine”, du type de comportement auquel l’art kinétique applique des expressions telles que “fonctionner sans fonction”, “vitesse pure”, “vitesse totale” et qu’il persifle en élaborant des machines tournant à l’infini, sans aucun rapport avec leur contexte.
Fonctionner comme une machine, être réduit à ses éléments de base - au squelette, se répéter de manière stéréotypée, être mis au comparatif: au moment de chercher une métaphore pour qualifier l’attitude moderne, l’image de l’anorexie vient à l’esprit. Je tenterai de montrer dans la deuxième partie de ma réflexion ce que j’entends par là. En tout cas “anorexie” ne se réduit pas au trouble de l’appétit. Le phénomène de la perte de poids observée en surface recouvre une attitude et une manière d’être qui l’accompagne et qui est définie par le degré auquel les choses peuvent être mesurées, comptées, par leur efficacité et leur valeur effective, par la régularité, par leur mise au comparatif, bref, par une rationalité décharnée. L’anorexie vise 0. réaliser toutes les valeurs qui donnent le ton de la vie moderne. Je ferai une brève digression et décrirai la journée d’une femme anorexique pour montrer cet aspect en détail.
La troisième partie de l’article est consacrée au concept de “qualité”. J’y mentionne le fait que ce concept, tel qu’il a été défini par l’ISO (l’International Standard Organization) et transféré au domaine de la santé par l’”Institute of Medicine”, ne représente pas le pôle contraire de “quantité”: “La qualité de l’offre se mesure au degré auquel les prestations de santé contribuent à produire les résultats souhaités auprès d’individus ou de groupes de population.” (Psychother Forum 1995, p. 187). Cette définition fait de la “qualité” comme de la “quantité” des quantités mesurables, au lieu de les considérer comme des caractéristiques ou des propriétés spécifiques, qu’il ne serait pas possible de comparer. La qualité est plutôt “la caractéristique qui rend adéquat pour une visée, une tâche, une exigence données” (Psychother Forum 1995, p. 187). Ce que 1a gestion de qualité doit nous permettre de réaliser est une psychothérapie au format Din-A4. La manière d’être de l’anorexie, telle qu’elle est présentée brièvement dans notre digression, doit servir de modèle, en psychothérapie également. La question de l’âme n’est plus posée. Il devient évident que l’âme est comparable au corps et que, comme le corps parent de la machine, elle doit être entretenue. Elle est devenue un objet qui peut et doit être analysé, systématisé, réparé, rénové et conservé.
A la fin de l’article, cette approche est contrastée avec celle de la psychologie archétypique, qui tente de tenir compte du fait “qu’à la différence de l’objet de l’observation empirique le phénomène psychologique constitue depuis toujours un tout incluant l’objet que nous observons et la vision guidant notre observation de cet objet” (Giegerich, 1994, p. 11).
Dans ce sens, la psychologie devient la discipline qui pose la question de la dimension psychique de tout notre vécu. Elle est la discipline qui doit se charger d’identifier les aspects anorexiques de notre époque. “Identifier” ne veut pas dire nager avec le courant de l’époque et y collaborer. Il s’agit de s’arrêter un instant et de poser la question de savoir ce que les valeurs actuelles, savoir la domination du comparatif, signifient d’un point de vue psychologique. Cette fascination du comparatif, cette anorexie du 20e siècle contient une nostalgie du paradis, cette même nostalgie venue de la nuit des temps qui incitait les Guarani brésiliens à danser pendant des jours - “dans l’espoir que le mouvement perpétuel allégerait leurs corps et leur permettrait de s’envoler vers le ciel” (Eliade 1973, p. 131, notre traduction). C’est une même nostalgie qui pousse les jeunes adeptes du techno moderne à passer leurs week-ends danser aussi vite que possible, soutenus par la drogue ecstasy.
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