La « neurophorie » psychanalytique est-elle justifiée ? Le talon d’Achille épistémologique de la neuro-psychanalyse

Auteurs

  • Kurt Greiner

Résumé

Une tendance mainstream axée sur les neurosciences s'est cristallisée sur le terrain psychanalytique durant la dernière décennie du XXe siècle. Depuis la fin des années 1990, les efforts de coopération interdisciplinaire entre la psychanalyse et la neurologie en viennent de plus en plus à constituer un programme scientifique indépendant qui a beaucoup attiré l'attention, sous la désignation de neuropsychanalyse, dans le cadre du débat international. Dans les pays anglo-américains surtout, des chercheurs travaillant sur le cerveau et des psychanalystes connus collaborent sur des plateformes neuro-psychanalytiques, en combinant avec succès des méthodes de recherche de types psychodynamique et bioscientifique. Les fameuses questions en rapport avec la conscience humaine, avec les comportements inconscients mais aussi des phénomènes psychiques comme le rêve, l'affect et la motivation sont maintenant reposées dans ce sens, c'est-à-dire dans un cadre relevant strictement des sciences naturelles. Les neuroscientistes espèrent que ce projet commun permettra, par le biais d'une méthodologie spécifique, d'accomplir de premiers pas prometteurs vers une discipline unique, de type psychobiologie ; quant aux psychanalystes, nombre d'entre eux attendent de cette association la revalorisation scientifique longuement espérée de leur propre discipline.

Du point de vue d'une épistémologie contemporaine il ne faut toutefois pas s'attendre à ce que ce programme neuropsychanalytique réussisse à satisfaire de manière adéquate les rêves des chercheurs intéressés par le cerveau ou les désirs des psychodynamiciens. En effet, les deux communautés scientifiques commettent une erreur due à un manque de réflexion en matière de théorie de la science : elles se fondent sur une hypothèse erronée, ce qui va finalement avoir des effets négatifs sur l'ensemble du projet tant acclamé par la neuro-psychanalyse et mettre en cause son utilité scientifique même. Il semble du moins que la « neurophorie » - l'immense enthousiasme pour la neurologisation - de nombreux psychanalystes ne soit pas fondée, dans le sens où le tournant à la mode pris par la pensée et les actions des psychanalystes en direction d'une discipline unique guidée par les sciences naturelles ne servira une fois de plus qu'à souligner l'unidimensionnalité du naturalisme et - par conséquent -l'ambition problématique faisant que l'on tente de décoder des structures régies par les lois de la nature.

Or, il a été démontré que l'on commet une erreur épistémologique lorsqu'on pense que le spécialiste des sciences naturelles ayant joui d'une bonne formation est en mesure, s'il utilise la bonne méthode, de découvrir et de décrire la réalité objective en s'approchant au moins progressivement de sa vérité naturelle sur la base d'une approche épistémologique. Il faut plutôt considérer cette conviction qu'il existe des structures obéissant aux lois de la nature en tant que représentation fixe d'une réalité préformée de manière homogène et l'interpréter comme naïve à un niveau réaliste dans la mesure où elle repose sur le fondement métaphysique apparemment mal réfléchi d'une ontologie résistant par principe à la sécularisation, donc en fait profondément monothéiste.

Ce qui irrite avant tout le théoricien contemporain des sciences c'est le fait qu'en conceptualisant la neuro-psychanalyse on vient de réchauffer une perception de la science insoutenable sous plus d'un point et extrêmement conservatrice, comme si l'on n'avait pas passé les cinquante dernières années à élaborer une critique suffisamment constructive de la science. On constate avec surprise qu'en dépit de tous les efforts entrepris depuis la seconde moitié du XXe siècle dans l'ensemble de la culture occidentale pour former, élaborer, développer continuellement et différencier une réflexion - de provenance avant tout constructive - critique à l'égard de la recherche, l'épistémologie et la philosophie de la science dominant de larges secteurs de l'univers bioscientifique continuent à demeurer fidèles à la notion problématique de la découverte de la nature. À partir de là, cette doctrine douteuse de décèlement et de déchiffrement vit, par le biais du « neurological turn » actuel, une renaissance dans le contexte d'une psychanalyse s'activant pour une science de l'interprétation. C'est précisément en ce point que se manifeste la fragilité philosophique de la neuro-psychanalyse, son talon d'Achille épistémologique.

Contrairement à la majorité des spécialistes des bio- et des neurosciences, de nombreux physiciens contemporains ne croient vraiment plus en une correspondance - naïve, réaliste -de la réalité. Paradoxalement, ce sont les représentants modernes de ce qui est à n'en pas douter la discipline la plus exacte des sciences naturelles qui savent que, dans la pratique de leur recherche, ils s'intéressent aux « inventions » et non aux « découvertes ». C'est pourquoi le physicien contemporain ayant des bases en épistémologie ne se perçoit plus comme un explorateur de la nature qui décoderait, révèlerait et déchiffrerait, mais plutôt comme quelqu'un dont la principale mission est de « rendre possible sur le plan technique ». Un nombre considérable de scientistes purs et durs travaillant dans le domaine de la physique ne tentent donc plus depuis longtemps de reconstruire un plan divin à la base de l'univers, de la machine planétaire ; ils cherchent plutôt à garantir que les machines produites par l'homme pour faciliter sa vie fonctionnent, en s'aidant de constructions théoriques extrêmement complexes. En réalité, les aspects que de nombreux experts ont aujourd'hui dépassés avec succès sur le terrain d'une physique fondée sur l'expérience ne sont même pas mis en question par la neuro-psychanalyse et ses travaux bioscientifiques : la conception de soi que s'est construite la science en se référant à l'objectivisme et le fait que cette conception est vouée à l'échec.

Par ailleurs, où se situe donc le progrès si glorifié que l'on attend en psychanalyse d'un regroupement entre psychodynamisme et neurologie ? En tout cas, le critique du scientisme appartenant à la « Wiener Schule für konstruktivistische Wissenschaftsanalyse » soupçonne que le projet neuro-psychanalytique pourrait représenter un retour en arrière. Contrairement aux analystes du cerveau et aux biologistes de l'esprit, le neuro-sceptique constructiviste s'intéresse moins à l'avenir qu'au « phénotype » concrétisé par la psychanalyse contemporaine. À ce niveau, il définit la pratique psychanalytique en tant que « technique polymorphe de contextualisation dans le cadre de systèmes conceptuels psychologiques » et démontre de manière intelligible que la « psychanalytique »», une discipline interprétative fondée sur des approches hétérogènes, ne dépend pas du tout pour des raisons liées à la méthodologie scientifique d'une poussée de neurologisation. Il reste pourtant qu'une psychanalyse fondée sur des approches pluralistes constitue aujourd'hui déjà une discipline scientifique authentique, dotée d'une structure de recherche et d'une pratique de la réflexion lui conférant le caractère de modèle pour toute la génération scientifique du XXIe siècle.

Biographie de l'auteur

Kurt Greiner

DDr. Kurt Greiner, geboren 1967, hat Kulturwissenschaften, Psychoanalytische Pädagogik und Epistemologie an der Universität Wien studiert. Er arbeitete mehrere Jahre in der heilpädagogischen Praxis, war Lektor für Interkulturelle Wissenschaftstheorie an der Universität Wien und ist heute als Lehrbeauftragter an der SigmundFreud-Privatuniversität Wien (SFU) sowie als Wissenschaftsanalytiker in einem transdisziplinären Forschungsteam der Universität Wien tätig.

Korrespondenz:
Andergasse 12-22/7/7,
1170 Wien, Österreich

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Publiée

2007-07-01

Comment citer

Greiner, K. (2007). La « neurophorie » psychanalytique est-elle justifiée ? Le talon d’Achille épistémologique de la neuro-psychanalyse. Science psychothérapeutique, (3), 134–140. Consulté à l’adresse https://psychotherapie-wissenschaft.info/article/view/120