Désagrégation des schémas et deuil: un nouveau modèle en rapport avec le travail de deuil

Auteurs

  • Ulrich Kropiunigg

Résumé

L’humanité s’est vue confrontée au thème du deuil tout au long de son histoire puisque faire son deuil est l’une des tâches qui font inévitablement partie de l’existence. Un processus de deuil réussi permet de retourner sans problème au quotidien. Et pourtant les psychiatres constatent que la démarche peut fréquemment se compliquer, provoquant des symptômes somatiques et psychiques (voir DSM-IV) et certaines évolutions psychodynamiques.

Dans le présent article, nous tentons d’élargir les modèles établis en psychologie et en médecine de deux points de vue alternatifs. Mes thèses sont les suivantes : le deuil débute avec (a) une désintégration des schémas qui, lorsqu’il s’agit d’un processus de deuil compliqué, est maintenue en raison de la signification fonctionnelle et existentielle de la personne défunte. Le survivant n’élabore pas de nouveau schéma parce qu’il ne peut pas envisager de vivre sans le défunt. Les complications de ce type de deuil ne sont (b) pas simplement dues à des liens inconscients avec le défunt, mais sont plutôt une réaction à la situation actuelle : dans notre société séculaire, on accorde une importance moindre aux rituels de deuil et l’on considère même que garder à l’esprit la personne du défunt ne sert à rien.

Par contre, le travail de deuil est profondément ancré dans le conscient collectif et on le trouve souvent mentionné dans des publications servant à le populariser ; parallèlement, on recommande de s’adresser aux institutions qui s’en chargent. Une analyse de cinquante articles sur ce thème publiés par le New York Times entre 1980 et 2006 montre qu’il n’y a pas eu d’évolution à ce niveau depuis plus de deux décennies : s’il est exact qu’en général, on parle peu de la manière de mener le grief work (le travail de deuil), on communique au lecteur un message dans lequel le deuil est présenté comme requérant un traitement et comme curable (Hilliker, 2008). Mais si le grand public approuve en principe cet aspect, les scientifiques manifestent une certaine retenue. Les auteurs signalent souvent que les idées des praticiens gérant la phase de fin de vie et les authentiques besoins des personnes en deuil se situent à des niveaux très différents (Currier, Holland, & Nei-meyer, 2008). L’une des causes de cette discrépance pourrait se situer au niveau des modèles qui se sont établis historiquement et qui sont transmis par la tradition. Selon ces modèles, le problème se situe dans le passé (Krause, 1994) dans le sens où les survivants ne réussissent essentiellement pas à laisser partir le défunt ; d’où la nécessité de passer par différents stades du processus et de traiter différents thèmes en priorité. Selon Krause, tant que ce travail de deuil n’a pas été fourni, les survivants se trouvent littéralement « face au travail de deuil » (Krause, 1994, p. 337). Ce n’est qu’une fois qu’ils auront passé par les différentes étapes qu’ils seront libérés des liens affectifs et qu’ils pourront revenir « guéris » à la réalité. Et lorsque des modèles alternatifs sont proposés, ils demeurent « complémentaires » à l’approche décrite ci-dessus dans le sens où ils se centrent à la fois sur la relation avec le défunt et sur les exigences que le quotidien pose aux survivants.

Lorsqu’on lit les publications scientifiques sur le travail de deuil, on constate qu’il existe deux principaux courants : le « vieux » modèle en phases, contenant les stades à parcourir pour se détacher du défunt à partir du passé et des modèles révisés dans lesquels d’une part il est question d’états (states) simultanés de deuil (Prigerson & Maciejewski, 2008), et d’autre part le besoin de gérer affectivement la relation au défunt et l’adaptation à la nouvelle situation sont soulignés (Stroebe & Schut, 1999). S’il est vrai que ces derniers modèles dépassent les idées lancées par Freud sur le détachement de la libido et leur reprise dans les modèles en phases, ils ne vont pas au-delà d’une certaine manière de compléter le travail de deuil. En effet, dans ces modèles complémentaires on se contente d’ajouter l’idée d’un facteur supplémentaire, celui de la nouvelle situation qu’il faut gérer. Selon ces modèles, la personne dont le deuil est compliqué doit s’orienter alternativement selon deux axes (selon Stroebe et Schut, 1999). Il s’agit d’abord de guérir un état morbide dont seul l’élimination permettra de vivre à nouveau normalement (le défunt n’y a pas sa place et doit donc être oublié autant que faire se peut) ; il s’agit ensuite d’identifier et d’accepter de nouvelles tâches existentielles. Il faut se demander si cela permet de satisfaire suffisamment aux besoins des survivants. Il se peut que parfois le deuil soit rendu compliqué par la résistance opposée par le survivant à des formes de deuil définies par les spécialistes et par la société, dans la mesure où d’autres besoins ne sont pas pris en compte - comme celui de trouver un sens après la perte d’aspects personnels, pratiques, existentiels et spirituels (cf. Neimeyer, Baldwin, & Gillies, 2006) et la pratique de rites permettant d’associer le défunt à la vie des survivants (cf. Mantala-Bozos, 2003).

Mon intention étant d’intégrer ces deux domaines dans une perception du deuil, j’ai chercher à cerner les problèmes posés par les modèles en cours et à en élaborer un dans lequel la désagrégation des schémas cognitifs est considérée comme marquant le début du deuil. La mort met fin à tous les projets, à toutes les intentions et à tous les liens qui nous associaient au défunt - qu’il s’agisse d’un enfant ou d’un adulte. Les survivants doivent alors acquérir un nouveau schéma. Ils y réussissent lorsque le deuil se fait de manière normale, même si ce n’est que de manière rétrospective qu’ils peuvent constater cette réussite. Compte tenu du fait que le défunt représente une composante centrale et fonctionnelle de la manière dont les survivants conçoivent leur vie, dans le deuil compliqué un facteur intervient, qui empêche la construction de ce nouveau schéma. L’avenir ne peut être envisagé qu’avec le défunt et c’est pourquoi les survivants sont bloqués dans la déagrégation des schémas et tout développement cesse.

Le mécanisme psychique dont nous pensons qu’il provoque la complication du deuil pourrait alors être en rapport non seulement avec une ambivalence rétrograde et une adaptation manquée à la réalité ; il pourrait également être dérivé du fait que le survivant ne sait tout simplement pas comment construire un nouveau schéma maintenant qu’un protagoniste central et très important du point de vue existentiel n’est plus là. Il faut donc qu’à l’avenir les professionnels du travail de deuil tiennent compte de cet espace vide. Je pense qu’il sera alors indispensable d’inclure une « analyse du Soi », ou du moins de dépasser le cadre du grief counselling. De plus, il faudra aussi penser à attribuer une place au défunt (sans se contenter de prendre congé de lui) et à construire des liens -au moins spirituels, puisque le niveau concret n’est plus possible - entre lui et les survivants. Dans ce sens, ni le défunt, ni les survivants ne devraient être considérés comme « facteurs de perturbation » (selon K.H. Eissler, 1978, p. 43). Cela pourrait permettre de voir plus clairement ce qu’est un « bon » processus de deuil, d’accorder plus de place à des formes traditionnelles et de construire un nouveau schéma cognitif incluant - sur le plan mental - la présence du défunt.

Biographie de l'auteur

Ulrich Kropiunigg

Dr. phil. Ulrich Kropiunigg, a.o. Universitätsprofessor am Institut für Medizinische Psychologie der Medizinischen Universität Wien. Forschungsschwerpunkte: Biographische Faktoren der Alzheimer Erkrankung, Tabus in der Medizin und im Alltag, Teamentwicklung in der Lehre und in Organisationen.

Korrespondenz: Medizinische Universität Wien, Institut für Medizinische Psychologie Severingasse 9, 1090 Wien, Österreich

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Publiée

2009-07-01

Comment citer

Kropiunigg, U. (2009). Désagrégation des schémas et deuil: un nouveau modèle en rapport avec le travail de deuil. Science psychothérapeutique, (3), 108–117. Consulté à l’adresse https://psychotherapie-wissenschaft.info/article/view/44