Traumatisme et existence
Résumé
On entend par « traumatisme » un événement perturbant « qui se situe au-delà de l'expérience humaine habituelle »» (Vermetten et al. 2000, p. 67). C'est ce qui distingue un trauma d'autres expériences lourdes et de blessures communes, telles que chacun d'entre nous les vit inévitablement. Seuls les traumatismes dépassant les capacités de l'être humain à les gérer peuvent être considérés comme donnant lieu à un état de stress post-traumatique : ils ont un aspect écrasant et provoquent des réactions inhabituellement violentes. L'homme se voit confronté à une force brutale, à la violence, à un degré de destruction qui le rend totalement impotent et remplit son existence de frayeur et d'épouvante.
On peut considérer les symptômes d'un état de stress post-traumatique comme des symptômes visant à gérer ce dernier -puisqu'il ne peut pas être intégré - et touchant au fonctionnement des trois dimensions anthropologiques (Frankl 1996) ; les symptômes somatiques (ex. : végétatifs), psychiques (émotions, sommeil, changements d'humeur, anhédonie, manque de motivation, concentration) et personnels (confiance en soi, attitude envers la vie, attention et motivation). Une forme plus grave du trouble, la modification de la personnalité, fait que l'individu touché devient indifférent au monde et à lui-même et provoque tous les symptômes décrits dans l'ICD 10.
C'est surtout l'infinie intensité du vécu déclanché par un traumatisme qui fait que les structures profondes de l'existence sont touchées, en faisant un champ de recherche particulièrement intéressant pour l'analyse existentielle. Dans la mesure où cette dernière applique avant tout une approche phénoménologique, elle va souligner que l'effroi occupe une place spécifique et centrale lors de traumatismes graves. L'individu se retrouve dans un abîme existentiel. Il semble que ce qui caractérise le vécu traumatisant ne soit pas tant la peur (provoquée par l'expérience insondable du Néant) qu'un ressenti (une perception) dans lequel la réalité devient insaisissable et choquante à un degré incommensurable (Freyd 1994). Ce genre de vécu fait bien sûr peur (surtout et probablement plus après l'événement) mais dans la situation elle-même, il provoque avant tout l'effroi.
Nous définissons l'effroi comme une incapacité à saisir quelque chose que l'individu perçoit comme étranger à lui-même et dont il n'avait pas même envisagé la possibilité. C'est comme si l'Être avait trahi l'homme - est pourtant il continue à dépendre de l'Être, sans lequel il ne peut pas continuer à vivre.
Traduit en mots, ce sentiment d'effroi serait exprimé par un : « Est-ce vraiment possible ? Cela n'existe pas ! - Et pourtant c'est arrivé ! »» Ces émotions se produisent tout naturellement lors d'accidents graves, suite aux atrocités d'une guerre, au moment où l'on apprend que l'on a une maladie incurable ou grave. Il n'est toutefois pas toujours indispensable que la personne les subissant soit elle-même en danger - ce qui serait le cas si elle avait peur - ; il suffit qu'elle soit incapable de comprendre et qu'elle perde confiance en l'existence.
Levinas (1997) mentionne que, contrairement à la peur, l'effroi est déclanché par quelque chose qui se produit. Alors que la peur pousse à s'affronter à un Néant potentiel, l'effroi est déclanché par l'Être. Ce qui est choquant, c'est que « cela existe » et non pas qu'il n'arrive rien. Levinas appelle cet Être « l'Être anonyme »», le « courant impersonnel de l'Être »» qui submerge l'individu.
Dans le contexte du modèle théorique élaboré par l'analyse existentielle le traumatisme a un double effet. L'intensité de l'événement produit une modification marquée au niveau des structures de l'ancrage existentiel du vécu, ainsi qu'un blocage durable de la fonction permettant un processus existentiel.
Au niveau des structures, le traumatisme grave se pose en obstacle à toutes les quatre fonctions fondamentales permettant de réaliser l'existence. Du fait qu'un traumatisme touche toujours à toutes les structures existentielles de l'Être, il peut avoir des conséquences si graves qu'il peut être assimilé à un grave trouble de la personnalité - ce qui explique aussi la forte proportion de comorbidité. Un état de stress post-traumatique et un trouble durable de la personnalité touchent à la totalité de l'existence : la capacité à être, le rapport à la vie, sentiment vital de valeur et relationnel compris, l'intégrité du moi - ce qui fait que l'image de soi, le sentiment d'identité et de valeur disparaissent en partie. Finalement, le traumatisme emporte toute croyance en un avenir, en une évolution permettant une capacité à être et à faire.
Lorsqu'une personne perd les éléments structurant son existence, elle ne peut plus gérer les impressions intérieures et extérieures en tant que processus. L'effet du traumatisme fait perdre à l'individu tout accès à ses ressources personnelles et donc à la capacité qu'a son moi d'agir. Il s'agit de ce que l'analyse existentielle désigne du terme de fonctions processuel-les du moi, fonctions qui reposent sur les dimensions structurelles de l'existence (voir aussi le concept similaire élaboré par Scharfetter [2002, p. 72-116]) : perception de soi (associée à l'établissement de frontières et à la séparation moi - non-moi servant de base au dialogue) ; évaluation de soi (contribuant à constituer la formation du moi par la définition de ce qui lui appartient ; fonde l'identité du moi) ; appréciation de soi (fonde le sentiment d'avoir de la valeur).
Par rapport aux fonctions du moi, le traumatisme peut être considéré comme un choc dû à une confrontation, conduisant à un blocage total du moi. La personne qui a été gravement traumatisée souffre d'une « paralysie processuelle postévénement »». En analyse existentielle la capacité du moi à affronter le monde est décrite et traitée en utilisant la méthode de l'analyse existentielle personnelle (Langle 1993, 2000).
L'un des problèmes accompagnant un état de stress post-traumatique est qu'il s'agit (justement) d'un état et non d'un processus de souffrance. Le stress traumatique réside dans le fait que, dans ces conditions, l'individu n'est pas capable de souffrir. Les effets paralysants de l'effroi lui font perdre tout ancrage dans le fondement de l'existence et conduisent à 1. un choc, 2. à un sentiment de perte, 3. à la douleur et 4. à l'impossibilité de comprendre le contexte (ce sont les quatre symptômes liés aux structures fondamentales de l'existence).
Le blocage d'une intégration personnelle du vécu fait aussi que l'échange dialogique au niveau des bases existentielles devient impossible L'affaiblissement des quatre dimensions existentielles fondamentales a les effets suivants sur le processus existentiel :
1. Le vécu élimine le sentiment qu'il est possible d'être dans le monde, de manière réelle et tangible (modification du rapport au monde et ressenti affaibli du propre corps).
2. La résonance intérieure du vécu est bloquée (lien très ténu avec les valeurs et élimination du sentiment du passage du temps - seul le traumatisme demeure présent).
3. Le vécu bloque la possibilité d'intérioriser et le face-à-face intérieur avec l'horreur (pas de « réalisation » personnelle de ce qui s'est passé, le vécu reste « dehors »», étranger au moi).
4. Il n'y a pas de perspective ouverte sur un avenir valant la peine d'être vécu (pas d'horizon faisant sens).
En une sorte de « dissociation originelle de l'existence »» (qui se poursuit ensuite au niveau des symptômes) le traumatisme interfère sur tous les échanges du moi avec les dimensions fondamentales de l'existence, dimensions qui devraient être sources de structure. La personne ressent le blocage des quatre rapports existentiels fondamentaux : ce genre d'univers ne peut plus être un support ; ce genre de vie perd toute énergie et toute chaleur ; celui qui est devenu à ce point étranger à lui-même n'a plus accès à sa propre personne ; et n'a plus accès à un monde dans lequel quelque chose de précieux peut être horriblement anéanti à tout moment et de manière imprévue. L'avenir ne peut pas être constructif puisqu'il ne contient aucun devenir et aucune croissance sources de sens.
Les demandes faites au niveau processus sont trop grandes et une boucle de feedback s'établit, qui déstabilise et bloque les rapports existentiels fondamentaux. Dans ce sens, durant la phase de stress post-traumatique, la personne ne peut plus entièrement être avec elle-même. Elle vit ce phénomène comme un se-perdre-soi-même lui donnant le sentiment d'être étrangère à elle-même.
Lorsque l'Être est fortement menacé, les structures de défense s'effondrent pour se réduire à la dernière défense possible : les quatre motivations fondamentales « font le mort »», par réflexe : paralysie ; épuisement ; résignation, apathie ; dissociation ; engourdissement. À ces réflexes s'ajoute un mouvement visant à protéger les quatre dimensions existentielles (fuir et éviter, retrait, distanciation, gérer la vie dans le provisoire).
L'effet le plus profond du traumatisme se manifeste en un ébranlement de la confiance fondamentale en la vie. La victime perd alors le sentiment qu'il existera toujours quelque chose pour la contenir et lui donner un soutien. La confiance fondamentale est une confiance en « quelque chose de plus grand »» que l'être humain vit comme le dépassant tout en le contenant (un univers, un cosmos, un ordre divin). Cette expérience est vécue comme particulièrement déstabilisante dans la mesure où, subjectivement, elle est perçue comme une violation de la foi jurée et comme une trahison.
Du point de vue d'une approche existentielle il est essentiel que la thérapie permette de développer un dialogue intérieur constructif. Une impulsion est donnée dans ce sens par un bon dialogue extérieur, rempli de confiance et d'empathie, qui servira de modèle et de guide au dialogue intérieur. Sans un interlocuteur qui voit véritablement la personne traumatisée et maintient une structure pour elle, les victimes de traumatisme ne réussissent que rarement à sortir de leurs cercles vicieux.
Du point de vue du travail thérapeutique pratique, les domaines concrets à aborder découlent du modèle structurel conçu par l'analyse existentielle et des structures spécifiques du moi. Celles-ci fournissent l'ordre selon lequel se déroulent les étapes thérapeutiques : 1. rapport au monde, 2. rapport à la vie, 3. rapport au soi, 4. rapport au sens.
1. Réalité (rapport au monde) : travail sur les « core assumptions »» (suppositions sur la réalité, donc sur « l'image du monde »») ; travail sur et exercices en rapport avec les structures fournissant un soutien, avec en priorité l'acceptation du donné (ce qui correspond à la première condition de base de l'existence).
2. Valeurs et relations (rapport à la vie) : attention par le biais de la relation thérapeutique, jouant le rôle de soutien ; introduction progressive des émotions dans les échanges en manifestant une empathie prudente (!) (avec une « différence minimale »» par rapport à l'expérience traumatique) ; prises de position du thérapeute.
3. Restructuration du soi (rapport au soi) : le thérapeute conduit en accompagnant ; travail sur la réalisation de petits pas vers la liberté et la gestion autonome de la vie ; rendre possible et guider le client vers ses propres prises de position. Travail à un processus central à l'aide de l'analyse existentielle personnelle, ce qui permettra d'intégrer progressivement les vécus traumatisants.
4. Rétablissement d'un rapport au contexte (rapport au sens) : tournant existentiel et découverte d'un sens situationnel (Frankl) ; sens ontologique et questions liées à la spiritualité ; accepter que ce qui n'a pas pu être compris fait partie d'une « réalité indépendante de l'individu »».
Cette démarche comporte avant tout des éléments permettant de restructurer. Mobiliser et utiliser des ressources est à la base d'une thérapie visant à traiter l'état de désolation laissé derrière lui par un vécu traumatique ; cela permet de survivre et de se laisser quelque possibilité d'agir. Ce faisant, les motivations existentielles fondamentales et les ressources personnelles jouent le rôle de conditions indispensables à une « posttraumatic growth »», ce qui suggère qu'il est utile d'examiner l'influence exercée par les capacités existentielles de base (Rodhammer 2002). Il s'agit parfois uniquement d'exploiter les possibilités restantes et de reconstruire juste à côté des ruines. C'est ce qu'a (aussi) voulu dire Frankl avec son fameux « dire malgré tout oui à la vie »».
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