Article inédit (thème principal)

Ueli Mäder

Socialisation et émancipation en sociologie

Résumé : En tant que science critique, la sociologie étudie le fonctionnement de la société. Elle analyse les dynamiques sociales, les rapports sociaux et les structures de pouvoir, notamment les éléments qui conditionnent les situations de vie et l’impact d’une répartition unilatérale des biens disponibles. La sociologie part de l’hypothèse de la démocratie et se focalise sur la participation sociale et la sauvegarde des conditions d’existence de tous les êtres humains. La présente contribution décrit comment la sociologie analyse les processus actuels d’individualisation, de précarisation et de flexibilisation et comment elle réagit à la politique financiarisée qui prédomine depuis la fin des années 1980. Le point de départ de la réflexion est la forte prévalence des troubles dépressifs.

La Fatigue d’être soi est le titre d’une étude remarquable du sociologue français Alain Ehrenberg (1998) qui aborde le phénomène de la dépression, caractéristique à son avis de la société actuelle. Les dépressions sont fortement discutées dans l’espace public depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Pour Alain Ehrenberg, le «soi épuisé» est le symptôme de la difficulté d’être soi-même. Un problème qui peut paraître individuel mais qui est à ses yeux clairement déterminé par la société. C’est ce que la présente contribution souhaite mettre en avant, étudiant les modalités et les caractéristiques des dynamiques sociales et le discours de la sociologie à ce sujet.

Depuis la fin des années 1980, la Suisse a vu l’essor d’un régime financiarisé qui avalise les inégalités sociales, accentue les gains en capital et renforce encore davantage la concentration du pouvoir économique. Après la seconde guerre mondiale, le compromis politique libéral entre le capital et le travail tendait encore à une médiation sociale de portée certes limitée. La montée du néolibéralisme anglo-saxon s’accompagnera en revanche d’une nouvelle crédulité envers le marché et le capital. C’est dorénavant le marché qui semble déterminer la valeur du travail. Depuis, on observe quatre tendances lourdes, dont premièrement la progression du chômage. Quand les machines remplacent le travail manuel, cela pourrait nous procurer plus de temps libre et d’argent, étant donné aussi l’augmentation de la productivité. Mais la distribution du temps de travail reste inégalitaire. Deuxièmement, une partie des salaires ne suit pas l’augmentation du coût de la vie, malgré une progression salariale nominale. Il s’ensuit un nombre grandissant de salariés pauvres (working poor). Troisièmement, le système surchargé s’oriente en premier lieu au travail salarié. Il ignore les nouvelles situations de vie. Les personnes seules, les familles monoparentales et les familles avec des enfants se retrouvent fréquemment dans des situations précaires. En effet, la part du produit intérieur brut affectée à la sécurité sociale en Suisse est en diminution depuis 2004, malgré l’expansion formidable de la richesse dans ce laps de temps (OFAS 2014). Quatrièmement, le clivage social entre les revenus disponibles et la fortune privée est en progression (Mäder et al. 2010.). Et le correctif politique démocratique n’est pas en mesure d’empêcher la polarisation de la société.

Malgré des contradictions sociales fortes, les débats sociologiques autour des questions sociales se détournent des dimensions structurelles pour se pencher sur les seules perspectives individuelles (ceci depuis la deuxième moitié du XXe siècle déjà). Ce qui était jadis considéré comme la contradiction fondamentale entre la production sociale et l’appropriation privée est rarement évoqué à l’époque actuelle. Le plan vertical, avec un sommet et une base, est abandonné au profit d’une perspective horizontale. Les modèles des milieux sociaux mettent l’accent sur les attitudes, les modes de vie et les valeurs. Tout en pointant des différenciations sociales intéressantes, ces modèles négligent l’analyse des oppositions de classes qui devraient pourtant être au cœur des sciences sociales d’orientation critique. Celles-ci devraient fournir des analyses capables de s’inscrire dans une démarche normative de contribution à une socialisation émancipatrice et à l’amélioration de la situation sociale des défavorisés.

Mots clefs : Sociologie, socialisation, changement sociétal, inégalités sociales, individualisation, précarité, flexibilisation, dépression, émancipation