Article inédit (thème principal)

Jürgen Kriz

Socialisation et émancipation en psychologie et dans la formation de thérapeute

Cet article revendique clairement son lien avec les arguments et interprétations de Hell et Herzog (dans ce fascicule), mais adopte un autre angle de vue: il y est effectivement démontré que surmonter la conception causale et mécanique du monde est très importante pour l'émancipation en psychologie et en psychothérapie. Cette idée du monde a permis, dans notre culture, d'obtenir des acquis technologiques énormes qui sont venus enrichir la vie quotidienne des individus. Mais ce succès a conduit à une surgénéralisation dans laquelle on essaye d'appliquer les mêmes principes à l'homme, en essayant de le comprendre dans sa dynamique psychique et interpersonnelle et de le traiter. Cette tendance est même encore plus marquée aujourd'hui qu'hier, car la mondialisation et la complexification croissante des processus dans lesquels nous sommes impliqués génèrent de l'insécurité et de la peur. La dépendance entre l'action et ses effets devient floue, il devient donc plus difficile de maitriser ses actes. Poussé dans ses retranchements, l'homme a systématiquement tendance à réagir en minimisant la complexité à laquelle il est confronté et à s'accrocher de façon rigide à des modèles existants. Ceci empêche à son tour toute adaptation créative aux conditions dont l'évolution est rapide.

Le travail porte donc en premier lieu sur les principes fondamentaux de la conception causale et mécanique et insiste sur son importance dans la gestion d'un monde régi par la technologie. L'image d'une caisse sur une surface plane illustre parfaitement ces principes: sans intervention, rien ne se produit. L'action peut être dosée précisément, tant pour la direction que pour la force. Le lien essentiel entre l'influence exercée et la réaction suit une courbe linéaire de cause à effet. L'historique, c'est-à-dire la façon dont la caisse est parvenue à destination, ne joue aucun rôle.

Mais, comme nous allons le voir, ces principes ne permettent pas de décrire certains aspects essentiels de la dynamique humaine de façon appropriée. On ne peut appréhender la vie dans toutes ses dimensions - somatique, psychique, interpersonnelle et culturelle - qu'en tenant compte de façon adéquate de la structure des processus impliqués. Il se produit continuellement des choses dans la vie et ces choses doivent être organisées en permanence au moyen d'une adaptation dynamique entre les différentes dimensions du système et ses environnements. Les évolutions non linéaires sont tout à fait caractéristiques de la vie humaine dans presque tous les domaines: il ne se produit presque rien à la suite d'une certaine somme d'interventions, puis, en seulement quelques étapes supplémentaires intervient un changement brusque et rapide. On s'exerce, par exemple, à un certain mouvement sans y réussir vraiment pendant longtemps, puis soudainement, en répétant ce geste quelques fois de plus, on y parvient et on est capable de le refaire. Autre cas dans le domaine mental, on explique un problème complexe pendant longtemps à l'aide de nombreux exemples. Longtemps, on ne comprend quasiment rien. Puis brusquement on prononce ce « aha » qui prouve qu'on a saisi le contexte. Autrement dit, trouver la solution à un problème complexe ne revient pas à avoir la moitié de la solution après y avoir consacré la moitié du temps. Lorsqu'un patient « comprend » soudain lors d'une séance de thérapie d'une heure consacrée à la relation à son frère et s'exclame « aha, c'est donc comme ça que ça se passe avec mon frère », cela ne veut pas dire qu'il comprenait le quart de la situation au bout de dix minutes ou bien la moitié au bout de vingt minutes. Les phénomènes tels que la stabilité et le changement relèvent des structures dynamiques des processus et ne sont pas un élément statique.

Une conception autonome, dynamique et axée sur l'évolution s'oppose à la conception causale mécanique. Ses principes essentiels sont parfaitement illustrés par l'image d'une boule qui progresse du passé vers l'avenir à travers un paysage de montagnes et de vallées. Les vallées correspondent à la stabilité dynamique, très importante pendant un certain temps. Mais l'environnement change (paysage): une vallée s'aplanit et conduit à des zones d'instabilité d'où partent de nouvelles vallées qui peuvent être assimilées à des solutions de « développement ». On voit que les principes ici essentiels sous-tendent aussi bien la psychothérapie humaniste que les sciences naturelles modernes. En voici les principes fondamentaux: la dynamique d'évolution des processus dans le temps; la prise en compte de l'historique (c'est-à-dire, que les autres possibilités dépendent de l'endroit où se trouve la boule et de la façon dont elle est arrivée là); la prise en compte du contexte dans son ensemble (paysage); l'abandon du contrôle monocausal au profit d'une gestion des conditions environnementales venant soutenir les possibilités d'auto-organisation; l'abandon d'une conception de cause à effet homogène et égale en toutes circonstances (représentée par l'homogénéité des points d'une zone) au profit de champs structurés de possibilités (représentés par l'hétérogénéité des points dans les paysages de vallées et de montagnes) - qui à leur tour, reflètent les aspects de l'individualité et de l'unicité.

L'auteur considère que l'émancipation ne réussira que si nous arrivons à nous libérer de la dominance d'une conception causale mécanique, désormais révolue, qui fait reposer la sécurité sur les seuls contrôles et qui ne prend pas en compte la dynamique du monde humain. Il est urgent de se tourner vers les approches humanistes et vers une nouvelle appréhension interdisciplinaire du monde.

Mots clés: émancipation, psychothérapie, psychologie, conception du monde, conception de l'homme, sens, auto-organisation, dynamique, évolution