Éditorial

Création de sens : une mission conjointe de la religiosité/spiritualité et de la psychothérapie ?

Psychotherapie-Wissenschaft 9 (1) 7–9 2019

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CC BY-NC-ND

https://doi.org/10.30820/1664-9583-2019-1-7

C’est l’intertitre de l’article de Wielant Machleidt, professeur émérite et sommité dans le domaine de l’exploration de la psychiatrie et de la psychothérapie interculturelles ainsi que dans le domaine des expériences de migration et d’exil. La création de sens est-elle un point de convergence conjoint de la perspective économique de la troisième personne et de la perspective subjective de la première personne ? Ces deux dernières décennies, beaucoup de choses ont changé entre ces deux oppositions apparentes. Sur ces questions, Machleidt donne un aperçu structuré de l’état actuel de la psychothérapie qui découle de résultats de recherche scientifiquement fiables.

Avec ce cahier thématique, nous souhaiterions diminuer les peurs du contact et faire progresser dans le domaine du possible l’inclusion de la religion et de la spiritualité dans la psychothérapie, à la condition d’une formation adaptée. Ainsi, nous nous adressons aussi à des collègues qui ne sont pas encore familiarisés(es) avec cette thématique toujours plus d’actualité. Sur le plan de la sensibilité culturelle, beaucoup de choses ont été faites dans le travail avec des patients(es) issus(es) d’autres cultures, travail qui se superpose au thème de la religion et de spiritualité. Dans la continuité du dernier cahier thématique relatif à la « Psychothérapie interculturelle », d’autres contributions actuelles et passionnantes accompagnées d’études de cas viennent s’ajouter.

Où, si ce n’est dans la pratique psychothérapeutique, est-il important que la compréhension au niveau scientifique et celle au niveau du vécu individuel, plus encore, se complètent mutuellement ? La création de sens en tant que l’essence des religions, ne doit pas être davantage justifiée, cela est évident et s’applique aussi à la psychothérapie. Une affirmation centrale de la psychothérapie jungienne trouve son origine en 1932 : « La psychonévrose est dans le dernier intellect une souffrance de l’âme qui n’a pas trouvé son sens. » Jung a été le premier à accorder au vécu religieux et spirituel des patients(es) l’importance psychologique requise et créé ainsi les fondements de la psychologie religieuse.

La spiritualité et la religion dans la psychothérapie sont, en forçant un peu le trait, presque un sujet tabou. Cela est lié aussi au fait que cela ne constitue pas un contenu dans la plupart des formations. Nous souhaiterions mettre la thématique en évidence, car son intégration a lieu déjà au-delà des écoles. Fidèles au titre de notre revue, nous essayons d’ouvrir le portail vers un niveau scientifique en admettant à partir de la perspective scientifique de la troisième personne des patients(es) souffrant de la perspective de la première personne la valeur qu’elle mérite.

Nous sommes en mesure aujourd’hui de dire que la recherche a apporté tellement de lumière dans les processus de guérison psychique, que la peur d’une rechute dans des théories et pratiques non scientifiques, diabolisantes n’est plus justifiée. Et à partir de la philosophie de l’esprit, nous savons que nous ne quittons en aucune façon le terrain de la scientificité, lorsque nous reconnaissons que le matérialisme ne peut pas tout expliquer.

Le vécu personnel est au cœur de la psychothérapie. Ainsi, nous lisons dans la rédaction de Machleidt : « Il n’est pas possible de poser des références médicales ou psychoscientifiques sur des modèles de compréhension marqués individuellement. Ce sont des constructions d’harmonisation formulées sur les réalités subjectives d’expérience et les niveaux de compréhension des patients(es) ». Cela coïncide absolument avec le principe salutogénétique d’Aaron Antonovsky. Pour ce qui est du thème « Culture, religion et psychothérapie », nous pouvons nous aventurer sur ce terrain sûr.

Que se passe-t-il en effet concrètement dans des thérapies qui intègrent la dimension de religiosité/spiritualité ? Nous acquérons une connaissance approfondie grâce à un livre intitulé Fallbuch Spiritualität in Psychotherapie und Psychiatrie, publié par Eckhard Frick, Isgard Ohls, Gabriele Stotz-Ingenlath et Michael Utsch, tous sont membres de la Deutschen Gesellschaft für Psychiatrie und Psychotherapie, Psychosomatik und Nervenheilkunde (DGPPN). Il est apparu pendant l’élaboration du présent cahier, un hasard qui apporte une connaissance approfondie sur ce qui se passe dans la thérapie. Y sont présentés(es) 20 histoires de patients(es) commentées par des collègues spécialisés(es). Ce concept implique les lecteurs(trices) comme dans un processus de supervision ; une expérience qui touche aussi sur le plan émotionnel, car il ne s’agit pas seulement de l’application d’une théorie à une vignette de cas, mais les lecteurs(trices) deviennent par contre-transfert également des superviseurs, ce qui permet de vivre aussi le processus thérapeutique. Contrairement aux autres travaux du présent cahier qui s’intéressent à la psychothérapie intraculturelle, ce livre concerne aussi les patients(es) issus de notre cercle culturel. Toutefois, les représentations de cas donnent un aperçu de la prise en compte de la spiritualité dans la psychothérapie. Par conséquent, une critique du livre ne peut pas être absente du présent cahier.

Le fait que ces dernières années la spiritualité et l’attachement religieux en tant que facteurs de résilience sont de plus en plus reconnus est en premier lieu aussi une conséquence de la migration et du choc de différentes cultures, ce qui a créé un important besoin psychothérapeutique.

Un travail de Katrin Hartmann succède la contribution déjà abordée de Machleidt. Elle s’intéresse non seulement au processus thérapeutique en lui-même, mais également aux facteurs sociaux auxquels sont confrontés les immigrants(es). Cette perspective, à savoir l’analyse et l’interprétation d’évènements politiques, est généralement négligée d’une manière criminelle par la psychothérapie. Hartmann signale l’étiquette qui est accolée à l’Islam dans notre culture. Elle démasque la dangerosité attribuée à tort par des arguments démographiques et historiques en tant que « bourrages de crâne ». En tant que sociologue effectuant des recherches sur le terrain dans le monde arabe, elle est par conséquent particulièrement qualifiée et ouvre les yeux des lecteurs(trices) sur l’Islam hors du jugement dans la conscience collective. En tant que psychanalyste, elle se confronte toutefois aussi à sa propre « construction de corps étranger » et décrit pourquoi elle a remplacé le « en » par « de » dans le titre de sa contribution (« Psychothérapie psychanalytique avec des musulmans(es) de Suisse »). Une telle petite vignette de la maîtrise de son expérience de l’étrangeté par l’inclusion est un bon exemple de la condition préalable du lien relationnel positif à l’égard des patients(es) dans des contextes interreligieux. Ce type de maîtrise est une nécessité que Machleidt justifie aussi d‘une manière approfondie.

La contribution d’Inge Missmahl et Birte Brugmann décrit une méthode psychothérapeutique qui a été à l’origine développée par Missmahl pour les mutilés de guerre et les personnes traumatisées en Afghanistan. Son article dans le numéro 4/2006 de cette revue donne un aperçu du commencement de ce développement : « Aide psychosociale et travail sur les traumatismes : une contribution à la construction de la paix et de la réconciliation dans l’exemple de l’Afghanistan ». Le Value-based Counseling est une intervention psychodynamique de courte durée qui utilise la culture et la religion comme un élément créateur de sens. La méthode est sensible à la culture au maximum en mettant à disposition des patients(es) qui ont perdu leur aptitude à la vie quotidienne des conseillers(ères) de même culture avec des expériences en partie similaires afin qu’ils récupèrent leur capacité d’agir. Une relation de confiance peut naître en peu de temps, car le patient(te) et le conseiller(ère) se rencontrent d’égal à égal, car il n’est pas question de diagnostic. L’approche consultative évite une pathologisation de symptômes cliniques, mais s’efforce de comprendre les symptômes en tant qu’expression de stresses sociaux non résolus. Cette approche favorise une relation de travail symétrique. Des conseillers(ères) adaptés(es) doivent d’abord être formés(es) selon un curriculum spécialement conçu. Il en existe actuellement près de 400 en Afghanistan et d’autres suivent. En Allemagne, plus de 90 réfugiés(es) ont été jusqu’à présent formés(es) comme conseillers(ères) psychosociaux(ales). L’approche basée sur les valeurs évite que la méthode ne soit pas considérée comme étant pas marquée, mais comme s’adressant à chaque individu. Elle a été développée dans les pires circonstances et avec un manque de ressources à tous les niveaux, mais avec le soutien des ONG et de l’État allemand. Pour la psychothérapie conventionnelle, de nombreux éléments apparaissent à cet égard à contre-pied, mais ils garantissent qu’elle peut être utilisée même dans des conditions précaires, par exemple un camp de réfugiés. Il existe toutefois une concordance avec les valeurs et les théories fondamentales qui sont représentées dans ce cahier. La méthode peut servir d’intervention en amont pour une psychothérapie plus longue, contrecarrer une chronification de symptômes psychiques et ainsi rendre obsolète dans de nombreux cas une thérapie plus longue.

Deux autres contributions du point de vue de la Suisse italienne concluent la partie thématique du cahier.

En tant qu’Italiens suisses d’un canton historiquement catholique, nous sommes génétiquement sensibles aux thèmes de la transculturalité et de la transreligiosité, bien que personnellement, en référence à différents penseurs et chercheurs, je considère que la position qui défend une « neutralité » supposée dans la psychothérapie est de plus en plus dépassée. Si nous voulons être aussi neutres et objectifs que possible – quelque chose de nécessaire et faisable –, cette dimension doit être comprise comme un processus dynamique entre deux personnes qui interagissent entre elles. Une neutralité ascétique, dénuée de critique et d’autoreflexe – dépourvue de la prise de conscience que même un défi affirme toujours quelque chose – n’est au final pas très neutre.

Dans ce numéro, nous trouverons ensuite deux contributions de la partie parlant italien de la Suisse, sous la forme d’un acte transculturel typiquement suisse : Le premier article de la collègue Tania Re, une collaboratrice de l’Université de la Suisse italienne (USI) et en même temps, titulaire de la chaire UNESCO pour le transculturalisme. Cette contribution commence avec des aspects historiques en lien avec l’art d’Asclépios – selon lequel la médecine se voulait être un rituel de guérison – puis se poursuit avec la recherche historico-anthropologique menée en Amérique du Sud, en Sibérie jusqu’en Inde sur des cultures chamaniques, puis avec des plantes « master » qu’ils utilisent et leurs pratiques pour atteindre des états mentaux « non ordinaires ». La recherche aux États-Unis, en Espagne et en Suisse tire d’importants bénéfices de ces expériences. Un grand défi pour la psychothérapie du futur.

Le deuxième a été écrit par le psychiatre et psychothérapeute cognitif Michele Mattia inspiré par son discours sur le sujet qu’il a tenu lors d’un congrès à Mexico. Cet article pointe les projecteurs – en fournissant même 6 cas cliniques intéressants – sur les dimensions protectrices (voire analgésiques) des croyances religieuses des patients(es). Nous décrivons des réalités liées à 3 religions monothéistes (judaïsme, islam et christianisme), mais également des expériences liées au bouddhisme, à l’hindouisme et à d’autres églises évangéliques. L’auteur souligne l’omniprésence de la dimension religieuse dans les vies de nombreux patients(es) et le peu d’attention que lui attribuent de nombreux thérapeutes.

Pour terminer, nous revenons à Machleidt. Il interroge :

« Quel est le sens du retour de la religion et de la spiritualité dans la psychiatrie et la psychothérapie ? Parmi des réponses possibles, cela doit concerner principalement une acquisition thérapeutique de savoir et de méthodes et une posture professionnelle qui se situe toujours en interférence aussi avec les croyances toutes personnelles et avec l identité des psychiatres et des psychothérapeutes. »

Ce n’est pas une mince affaire, car cela concerne dans la formation de psychothérapeute, d’une manière analogique à l’expérience personnelle dans l’analyse didactique, un processus supplémentaire, notamment le développement de sa propre identité dans des questions existentielles du sens. Cela s’effectue évidemment au-delà de la formation, tout au long de la vie. Cela fait quand même partie de notre profession. Nous n’en avons pas seulement besoin pour nous mêmes, mais également pour comprendre les patients(es). Nous avons après tout choisi cette profession parce qu’elle est tellement intéressante et stimulante et qu’elle favorise notre développement personnel.

Mario Schlegel & Nicola Gianinazzi