Article inédit (Synthèse)
Verena Kast
Deuil naturel – deuil compliqué
Nous percevons l’amour comme une promesse d’éliminer la solitude existentielle ; c’est pourquoi le décès d’un être aimé nous renvoie à cette solitude. Il faut comprendre la perte d’un être cher dans son contexte relationnel : Si nous acceptons de nous rapprocher d’une personne, une relation et, simultanément, un Soi relationnel s’établissent. Ce Soi est différent du Soi ordinaire, mais se recoupe en partie avec lui. Le « Soi individuel » joue un rôle essentiel en rapport avec le deuil et la séparation. Lorsque nous passons par un processus de deuil, nous renonçons à un Soi relationnel pour revenir à notre Soi individuel.
Les êtres humains sont saisis d’un sentiment de deuil à chaque fois qu’une personne ou une chose qui avait une importance particulière dans notre vie disparaît ou menace de disparaître. Sont associés au sentiment de deuil, des émotions comme le chagrin, la peur, la colère, la culpabilité, etc. Lorsque nous vivons ces émotions, lorsque nous acceptons de les vivre, nous sommes à même de débuter un processus de deuil, un processus de développement au cours duquel nous pourrons apprendre lentement – et dans la douleur – à accepter notre perte et à faire à nouveau face à la vie sans la personne ou sans la chose que nous avons perdue, mais surtout avec tout ce que cette personne ou cette chose avait éveillé en nous – puisque nous n’aurons pas tout à fait à y renoncer.
Le Soi relationnel
Par Soi relationnel, j’entends l’intériorisation du dynamisme de la relation, ainsi que l’activation – au cours du temps – d’aspects réciproques de la personnalité. Ce Soi naît continuellement de l’interaction entre les deux partenaires et se forme sur la base de la relation moi-toi et en particulier de leurs perceptions mutuelles et de l’affirmation de leur propre identité. Il est également marqué par le partage du quotidien, par des intérêts, des travaux, des plans pour l’avenir, ainsi que par des projections et des phénomènes de délégation qui ne sont pas résolus ; il est influencé avant tout – et c’est son aspect le plus important – par des composantes de la personnalité et des évolutions que l’amour et la relation ont éveillées, ont « créées à partir de l’Autre ». La personnalité des partenaires, leurs Sois individuels, évoluent d’une manière qui dépend de la relation établie avec l’autre. Or, il n’est pas besoin de renoncer à ce qui a été éveillé par l’autre, même si ce dernier a disparu.
Travail de deuil au sens étroit
Pour moi, ce travail est accompli durant la 3e phase du deuil : il s’agit alors de réveiller le souvenir de la relation, ainsi que celui du Soi relationnel. Lorsque nous imaginons à nouveau et que nous vivons une fois encore la vie que nous avions menée avec le défunt, avec toutes les émotions que cela impliquait, mais aussi lorsque nous racontons des histoires ayant joué un rôle clé dans la vie qui nous était commune, nous réussissons à nous détacher de l’autre et à aborder la vie – en plus étroit contact avec nous-mêmes – sur un mode inédit, y compris de nouveaux projets d’avenir et de nouvelles aspirations.
Raconter en revenant dans notre esprit au passé, en imaginant à nouveau des expériences passées, provoque de nombreuses émotions et des sentiments forts et ceux-ci provoquent une évolution dans le sens où ils nous permettent de retrouver ce qui était important – même si nous savons en même temps que tout cela a disparu et que nous ne pouvons rien y changer. Cela ouvre, par contre, un espace à de nouveaux vécus.
Le processus de deuil est un processus naturel ; la perte d’un être cher est très douloureuse, mais elle fait partie de l’existence humaine. Il reste qu’au moment où l’individu va devoir se réorganiser, revenir du Soi relationnel au Soi personnel, la question se pose toujours de savoir s’il peut réussir cette démarche. Dans ce cas, le processus de deuil – que je subdivise en quatre phases – peut avoir lieu. Il s’accompagne d’ailleurs souvent de rêves, tels qu’on les attend dans cette situation et que l’on peut comprendre aisément. Par contre, lorsque le processus de deuil devient compliqué, cela veut dire que la personne n’a que mal accès à son Soi individuel, en dépit de la perte importante qu’elle a subie. Ces personnes tombent en dépression, souvent accompagnée de symptômes accessoires. Une thérapie de la dépression d’orientation psychodynamique, centrée sur le deuil et l’analyse du Soi relationnel – qui se constelle également dans la situation thérapeutique – peut alors être utile. En percevant mieux son Soi relationnel, la personne comprend qu’elle avait renoncé à son propre Soi et s’était sur-adaptée sur un mode dysfonctionnel.