Entretien de Manfred Bleuler avec R. D. Laing
Theodor Itten
Psychotherapie-Wissenschaft 8 (1) 91–92 2018
www.psychotherapie-wissenschaft.info
DOI: 10.30820/8242.17
Nous, Ronald D. Laing (1927–1989) et moi-même, Theodor Itten (1952) nous rencontrons à 3 heures de l’après-midi. Nous avions au préalable convenu d’un entretien d’une heure avec Manfred Bleuler (1903–1994). Laing frappe à une porte, derrière laquelle les espaces du bureau et du cabinet semblent se situer. Au terme d’une brève attente, le professeur Bleuler nous ouvre. Nous sommes introduits dans le hall d’entrée, aux murs duquel sont accrochées des photos de paysages agraires du nord de l’Afrique. En passant par un court escalier, nous arrivons à l’étage où se situe son bureau. Nous sommes invités à prendre place dans la salle des visiteurs. Le Professeur Bleuler quitte la salle afin d’informer son épouse que nous avions tous les deux choisi un café et qu’il souhaiterait avoir un thé. La pièce est aménagée sobrement et remplie de livres. Nous constatons que le Professeur Bleuler tire la jambe en marchant et qu’il tient sa tête inclinée vers la droite. Le son de son rire franc se situe, pour moi, un peu entre un spécialiste sérieux et un adolescent enthousiaste. Il revient, s’assied face à Ronald David Laing et jette sa jambe gauche sur sa jambe droite.
RL:Comment se fait-il que votre père, Eugen Bleuler, ait élaboré toutes ces études sur la schizophrénie, que vous avez alors poursuivies et élargies ? Quel est le rôle de votre grand-père ici ?
MB:Mon grand-père était paysan et a exploité le terrain sur lequel était érigée la maison. Ce terrain [est] depuis le début du 19e siècle une propriété familiale. Les personnes ici dans la commune de Zollikon étaient régies par les aristocrates zurichois, qui contrôlaient aussi l’université. Personne dans la population locale n’avait étudié à l’université depuis qu’elle avait été créée. Les professeurs venaient tous de l’étranger, et les médecins responsables du secteur, qui devint plus tard la Burghölzli, étaient tous Allemands et ne comprenaient pas le dialecte local. Lorsque quelqu’un de la population locale était envoyé à la clinique, il ne pouvait pas se faire comprendre. Mon grand-père a formé avec d’autres personnes une sorte de collectif afin de lire des livres importants, de s’intéresser à des thèmes importants et d’en débattre. À l’époque, la soie était encore travaillée dans cette région, et chaque foyer y participait d’une quelconque manière. La fabrication de la soie était un processus fractionné. … Les fondateurs de la Clinique universitaire psychiatrique de Zurich étaient en grande partie des Allemands et des Français et avaient donc beaucoup de difficulté à comprendre la population. La folie [ne] les intéressait que comme une maladie du cerveau ou du système nerveux. Lorsque mon père Eugen a été le premier parmi la population locale à étudier la psychiatrie, il a jugé judicieux de travailler à la Burghölzli. L’espoir était à [l’époque] d’avoir enfin un médecin à la Burghölzli qui comprenne la langue du peuple. Eugen a étudié auprès de Hitzig et Forel et a quitté la Burghölzli pour entrer à la clinique psychiatrique de Rheinau, où il emmena six de ses patients schizophrènes. Au dîner, ils s’asseyaient avec lui à table et il était comme un père pour eux. C’est ainsi qu’on le nomma plus tard aussi à la Burghölzli. La population a accepté cet arrangement. Lorsqu’il revint en tant que directeur à la Burghölzli [1898] où je suis né et où j’ai grandi, il y avait toujours des schizophrènes assis avec nous à table.
RL:Votre père avait-il des objections à l’encontre de la théorie selon laquelle la schizophrénie serait une maladie cérébrale, et contre la façon dont la clinique Burghölzli était organisée ? Comment voyez-vous sa théorie sur la schizophrénie ? Si l’on garde à l’esprit que les villageois de Rheinau acceptaient ces patients en tant que personnes qui étaient comme eux – même s’ils étaient peut-être un peu « fous » –, mais être leur médecin dans le contexte de la théorie d’Eugen Bleuler est malgré tout classifié comme schizophrène, dans l’attente qu’il s’agisse d’une maladie ou quoi ? La schizophrénie est un terme pour les personnes psychotiques. Qu’est-ce que la psychose alors ?
MB:La psychose désigne un état de forte exaltation d’une personne, de sorte que je ne comprends rien à ce que dit cette personne assise en face de moi en consultation.
RL:Allons, c’est un peu simpliste et réducteur envers l’autre, quelle position (nous rions) lorsqu’on pense à ce qui a été fait aux personnes sous le nom ou au nom de la psychose. C’est donc une maladie fictive, et lorsque vous ne comprenez pas l’autre dans votre propre cadre, vous le/la traitez simplement de psychotique.
MB:Vous avez raison ! Il s’agit plutôt d’un concept et d’un terme social. Vous serez d’accord avec moi pour dire que chaque société a des normes sociales et qu’il existe des personnes qui ne vivent pas selon cette norme. Et afin de protéger ces personnes contre les dommages que peuvent leur occasionner leurs proches, nous disons qu’ils sont « malades ». La schizophrénie est importante pour la psychiatrie légale. La « schizophrénie » est un nom pour des symptômes que mon père a observés et qui avant étaient nommés « Dementia praecox ». Les processus derrière les symptômes sont des processus primaires, et c’est ici [qu’apparait] la psychose. Mais, il s’agit en réalité d’une protection sociale.
RL:Les personnes comme Thomas Szasz parlent d’une métaphore ; la schizophrénie est une métaphore.
MB:D’une certaine façon, oui c’est une métaphore.
RL:Maintenant, dans l’Ancien Testament, nous pouvons lire certaines histoires sur des personnes qui entendent des voix et qui les suivent : Prophètes et autres. Ces personnes avaient-elles des hallucinations ? Mais, si quelqu’un ne croit pas à l’Ancien Testament et à sa valeur, il ne pense alors certainement pas à la psychiatrie légale.