L’inventeur de maladie

Jörg Blech

Psychotherapie-Wissenschaft 8 (1) 22–23 2018

www.psychotherapie-wissenschaft.info

CC BY-NC-ND

DOI: 10.30820/8242.04

Mots-clés : Santé, industrie pharmaceutique, inventeur de maladie, médicalisation

De nombreuses femmes se sont déjà demandé ce qui ne va pas avec leur compagnon. Le partenaire jadis tellement dynamique devient plus gros. La nuit, il ne dort pas et rumine, dans la journée il est irritable. Il n’a également plus envie de faire l’amour. Est-ce que le type se laisse aller ? Ou est-ce que cela vient du fait que son corps ne produit plus suffisamment d’hormones masculines ? En feuilletant une brochure d’une entreprise pharmaceutique, cela semble évident. « En Allemagne, de plus en plus d’hommes souffrent d’un manque de testostérone. Presque un homme sur quatre à partir de 60 ans est concerné », déclarent les collaborateurs de l’entreprise Dr. Kade/Besins à Berlin. Même « les hommes plus jeunes peuvent être concernés par un manque de testostérones à l’origine de douleurs. » Le hasard a voulu que les actifs du secteur pharmaceutique soucieux aient un antidote dans leur offre : un gel à base de testostérone à appliquer sur le ventre.

La ménopause de l’homme est une parfaite illustration d’une maladie inventée. Les collaborateurs des entreprises pharmaceutiques et les médecins désignent systématiquement comme maladifs des aléas naturels et comportements normaux. Ils médicalisent notre vie. Avant, on essayait de trouver une substance active contre chaque maladie. Aujourd’hui, cela fonctionne souvent dans l’ordre inverse – pour chaque substance active, on recherche une maladie.

Peu de temps avant que le gel à base de testostérone arrive sur le marché il y a quelques années, l’entreprise RP répandait le message que deux tiers des hommes interrogés « avaient des symptômes ménopausiques : « Qu’un déficit en testostérones puisse en être à l’origine est généralement toutefois incertain. » Derrière l’annonce se cachait Kade/Besins, mais cela on ne l’a pas su. Un autre fabricant, Jenapharm, a diffusé le message selon lequel on devrait supposer « qu’au moins 2,8 millions de personnes sont concernées en Allemagne. »

La Société allemande d’Urologie a précisé : Les hommes n’ont pas de ménopause. En réalité, la production moindre de testostérone est un effet secondaire du vieillissement et n’est que très rarement le déclencheur des symptômes décrits. Le style de vie, par ex. fumer, boire de l’alcool et l’exercice, joue un rôle plus important.

Malgré tout, le gel à base de testostérone marche « comme sur des roulettes », le nombre de prescriptions en Allemagne a plus que triplé. Ce n’est pas sans risque. Car plus de quarante pour cent des hommes âgés de plus de 50 ans présentent de petits foyers cancéreux en sommeil dans la prostate. Et c’est précisément la croissance de ces cellules cancéreuses bénignes que l’ajout artificiel de testostérone peut stimuler. De nombreux autres exemples peuvent être associés à la ménopause de l’homme. Le business des inventeurs de maladie est une méga tendance dans la médecine moderne. Cinq stratégies différentes ressortent.

Premièrement : Les processus normaux de la vie sont vendus comme un problème médical. Avant les hommes, les femmes avaient déjà eu la ménopause. Elle est également édictée par un gynécologue new-yorkais qui a publié il y a un demi-siècle le bestseller « Feminine Forever » (français : Féminine pour toujours). Il y vantait le remède miracle pour les femmes ménopausiques, à savoir l’œstrogène fabriqué à partir de l’urine de juments en gestation. Bien plus tard, il a été révélé qui avait financé le travail de l’auteur : l’entreprise d’œstrogène Wyeth Ayerst.

Deuxièmement : Les problèmes personnels et sociaux sont vendus comme un problème médical. « Le Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux » (DSM), un système de classification en psychiatrie, énumère tous les comportements considérés comme maladifs. Cette bible de la psychiatrie est devenue plus épaisse à chaque nouvelle édition et intègre entre temps de nombreux comportements qui jusqu’à présent étaient considérés comme normaux.

Des enfants qui sont irascibles et ont des accès de colère sont supposés souffrir de « Dysrégulation émotionnelle et comportementale » ou DMDD (selon le néologisme anglais « Disruptive Mood Dysregulation Disorder »). Plus de trois pour cent des enfants seraient supposés souffrir du trouble découvert par la psychiatre américaine Ellen Leibenluft. Le syndrome d’hyperactivité avec déficit de l’attention (ADHS) a également jadis commencé avec des chiffres aussi faibles, aujourd’hui il fait partie des maladies infantiles les plus fréquentes. Selon la caisse de maladie Barmer GEK, un ADHS a été diagnostiqué sur près de douze pour cent des jeunes entre neuf et onze ans.

L’insouciance de l’âge a également réussi à passer dans les rangs d’une maladie psychiatrique quasi officielle et reçu dans les nouveaux DSM le nom de « trouble cognitif modéré ». L’« année du deuil » est peut-être courante dans le langage populaire, car les gens trouvent cela normal qu’une personne ait besoin de temps pour surmonter la perte d’un proche ou d’un ami. Ce délai était déjà dans les anciens DSM limité à deux mois, il a été désormais à nouveau réduit, à 14 jours. Le trouble dit de l’hyperphagie compulsionnelle (en anglais d’origine « Binge Eating Disorder ») est supposé concerner les personnes qui ne peuvent plus contrôler la quantité de ce qu’ils mangent ou la vitesse à laquelle ils mangent. Pour être considéré comme perturbé mentalement, il suffit que ce type d’alimentation survienne une fois par semaine, et cela sur une période de trois mois.

Troisièmement : Les risques sont vendus comme une maladie. Par la définition arbitraire de valeurs seuils par des entreprises pharmaceutiques spécialisées, des millions de personnes peuvent devenir des patients en une nuit. Les médecins ont modifié la valeur seuil du cholestérol en la passant de 250 milligrammes par décilitre de sang à 200 milligrammes. Le seuil de la pression artérielle a été abaissé de 16/10 à 14/9. Et les membres du groupe privé de médecins « Der alternde Mann » (l’homme vieillissant ») ont annoncé une valeur seuil de douze nanomoles de testostérone par litre de sang, environ vingt pour cent des hommes moyens en bonne santé se situent désormais en dessous. L’un de ceux qui repoussent les valeurs seuils, un professeur en andrologie, intervient plus tard contre des honoraires lors de manifestations de l’industrie, afin de recommander le gel à base de testostérones.

Quatrièmement : Des symptômes rares sont vendus comme des épidémies qui se propagent. Par exemple, la « dysfonction érectile « : Justement au moment de l’introduction de la pilule de la virilité, l’impuissance se propage dans le monde masculin d’une manière surprenante. Sur une page Internet du fabricant de Viagra Pfizer, il est dit : « Les troubles de l’érection sont un problème de santé à prendre au sérieux et fréquent : Environ 50 pour cent des hommes entre 40 et 70 ans sont concernés, donc un sur deux. »

Bien entendu, les médecins misent sur l’égalité des sexes et ont développé le syndrome du déplaisir féminin. L’« Hypoactive Sexual Desire Disorder » (HSDD – trouble hypoactif du désir sexuel) a été justifié lors d’une rencontre de 19 experts, dont 18 étaient liés financièrement à l’industrie pharmaceutique. Selon un sondage, 43 pour cent des femmes auraient le HSDD, mais ce constat a également été lancé par un fabricant de médicaments.

Les collaborateurs de la campagne « Even the Score » (en français : le résultat aussi) applaudissent aux États-Unis pour cela l’homologation du premier médicament contre le HSDD : Un « Viagra rose » serait par conséquent nécessaire afin que les hommes ne soient plus favorisés avec le Viagra bleu. En effet, les autorités américaines compétentes en matière de médicaments ont entre temps homologué le bien connu antidépresseur flibansérine contre le HSDD. La campagne à succès était soutenue par l’entreprise Sprout Pharmaceuticals, le fabricant de la flibansérine.

Cinquièmement : Les symptômes légers sont vendus comme des précurseurs de graves pathologies. Le syndrome du côlon irritable par exemple est accompagné d’une multitude de symptômes que chacun a déjà ressentis une fois et que beaucoup considèrent comme des douleurs habituelles dans l’intestin : Douleurs, diarrhée et ballonnements.

Avec le développement d’un médicament, l’industrie s’est intéressée à la présumée maladie. Le « British Medical Journal » a cité à partir d’un projet confidentiel d’une entreprise de RP. Un « programme éducatif médical » mis en place sur trois ans est supposé par conséquent représenter le côlon irritable comme une « maladie plausible, fréquente et correcte ».

L’objectif déclaré du programme de formation : « Le syndrome du côlon irritable doit être ancré dans les cerveaux des médecins comme un état maladif important et autonome. » Les patients aussi doivent être convaincus que le syndrome du côlon irritable est un trouble largement répandu et médicalement reconnu. »

En réalité, le syndrome du côlon irritable doit être vraiment pris au sérieux dans seulement cinq pour cent des cas. Sans oublier que le médicament dont il s’agissait à l’époque n’est pas particulièrement efficace, l’homologation n’a même pas été demandée en Europe. Apparemment, le fabricant n’a pas réussi à créer au préalable un marché. Ce ne fut pas la seule faillite de ceux qui médicalisent. Depuis que j’ai révélé dans mon livre « Die Krankheitserfinder. Wie wir zu Patienten gemacht werden. » (Les inventeurs de maladie. Comment nous sommes transformés en patients) une célèbre forme présumée de dépression nommée d’après l’impératrice Elisabeth d’Autriche-Hongrie, le « syndrome de Sissi » comme étant une création rusée de l’industrie, l’affection a disparu des écrans.

L’auteur

Depuis la parution de son livre de révélations Die Krankheitserfinder – Wie wir zu Patienten gemacht werden, le biochimiste diplômé Jörg Blech (1966) s’est fait une réputation d’auteur qui va au fond des choses. Son livre a déclenché un débat à l’échelle de l’Europe sur l’omniprésence de la médecine et s’est retrouvé à la 1re place de la liste des bestsellers. Jörg Blech a appris l’écriture à l’école de journalisme Henri Nannen à Hambourg. Il a été rédacteur scientifique du Stern et du Zeit et fait désormais partie des membres de la rédaction du SPIEGEL. Son bestseller Heillose Medizin (médecine désespérée) et Die Heilkraft der Bewegung (le pouvoir de guérison du mouvement) ainsi que son premier livre devenu un classique Das Leben auf dem Menschen (la vie sur l’homme) sont édités chez Fischer Taschenbuch.

Contact

joerg.blech@spiegel.de