Article inédit - Synthèse

Mario Schlegel

Évolution de l’empathie

Un essai

Le présent article vise à esquisser l’évolution de la capacité à l’empathie chez l’homme, que ce soit d’un point de vue phylogénétique ou d’un point de vue ontogénétique ; cette évolution est décrite en termes de continuum. Ce dernier est exposé uniquement sur la base de comportements observés et démontrés scientifiquement. Ce n’est que récemment que les psychothérapeutes ont commencé à utiliser les résultats de la biologie évolutionnaire et de la biologie du comportement pour mieux cerner l’empathie. Toute nouvelle perspective ouvre potentiellement la possibilité d’acquérir un savoir neuf et le présent travail vise à apporter une contribution à ce niveau.

Les résultats des travaux de recherche sur le comportement, sur les nourrissons, ainsi que la théorie du lien et la psychologie du développement montrent tous que la capacité qu’a l’être humain à comprendre autrui et à coopérer avec lui est dérivée de celle dont disposent les mammifères. Parmi les primates, plus un animal est intelligent et plus il dispose de cette disposition, ce qui lui permet d’avoir des formes de plus en plus complexes d’interaction sociale.

Le continuum est illustré sous forme de tableau. Au niveau le plus bas, on trouve le synchronisme, un comportement automatique qui est propre à tous les animaux vivant en groupe ; exemples : des nuées d’oiseaux au comportement des mammifères vivant en troupeau. Quant aux êtres humains, ces comportements se manifestent chez eux à chaque fois qu’ils s’identifient à d’autres, se mettent dans leurs corps et bougent de manière synchronique. Au niveau suivant, on trouve la contagion du ressenti, elle aussi un processus automatique ; par exemple, les bébés pleurent lorsqu’ils entendent d’autres personnes pleurer. Il ne s’agit pas d’empathie, mais de contagion puisqu’ils ne disposent pas encore d’un Soi qui les distingue d’autrui. Les adultes sont touchés par le même phénomène : nous ressentons de la tristesse lorsque nous sommes avec des personnes tristes, de la joie lorsqu’elles sont heureuses, etc. A ces deux niveaux, il n’y a pas encore de différenciation Soi-objet ; celle-ci n’apparait qu’au niveau suivant, celui où l’individu adopte la perspective de l’autre. Ici, la formule suivante s’applique : Sentir ce que sent l’autre et agir en conséquence. Il s’agit d’un phénomène cognitif (dénué d’émotion) en rapport avec ce qu’un individu perçoit de ce que voit ou de ce que sait un autre individu. La cognition permet d’analyser des données complexes et de réagir de manière pertinente. L’association de la perception cognitive de la perspective d’autrui et de la perception émotionnelle aboutit alors à la possibilité d’apporter un soutien adéquat. Elle exige que la personne soit en mesure de réguler ses affects. Si elle est envahie par les émotions, elle ne peut pas aider car elle est mal capable de cognition. Les chimpanzés atteignent le niveau en question. Mais s’y ajoute chez l’homme une forme particulière de cognition sociale qui lui donne sa manière particulière d’apprendre, de transmettre et de coopérer. Alors que l’empathie est dirigée exclusivement vers l’Autre, à ce niveau il s’agit également pour l’individu d’être conscient de son propre état psychique ; une fois qu’il en a tiré des conclusions par rapport à l’autre personne, il peut entrer en relation avec celle-ci. Les animaux sont capables de différencier entre le sujet et l’objet mais l’être humain est doté d’une capacité supplémentaire : il peut se voir lui-même et donc mener une réflexion sur lui-même et élaborer des méta représentations comme, par exemple, l’idée que ‘je pense donc je suis’. Dans ce sens, il est conscient de sa propre existence et de sa place dans le monde. Cette capacité à élaborer des schémas mentaux constitue la base des interactions entre individus et de la culture qui en dérive.

Compte tenu de l’évolution du comportement humain, on considère maintenant que le contretransfert est une sorte d’organe des sens, développé en conséquence de la contagion du ressenti. A ce niveau, on peut parler d’une biologie du contretransfert. Pour décrire ce dernier, on pourrait dire que : « Le contretransfert est constitué d’émotions qui, grâce à l’attitude attentive du thérapeute, sont devenues conscientes et ont fait l’objet de schémas mentaux ; il y a en fait contagion émotionnelle entre le patient et le thérapeute ». Mais, contrairement à ce qui se passe dans une simple contagion, le contretransfert implique une différentiation entre le Soi et l’objet. Cela veut dire que la simple contagion ne devrait pas être considérée comme un contretransfert authentique puisque, dans cet état, le thérapeute risque de ‘passer à l’acte’, dans le sens où il serait contaminé par les complexes du patient. Il ne serait alors pas en mesure d’apporter de l’aide à ce dernier au niveau auquel une mentalisation a lieu (selon le continuum évolutionnaire).

En résumé, les principaux résultats du présent travail sont les suivants :

1. Il est possible de considérer la capacité humaine à l’empathie d’un point de vue évolutionnaire en la décrivant sur la base de comportements observés ; cela permet de la comprendre.

2. La relation psychothérapeutique inclut toute l’échelle des capacités à l’empathie acquises au niveau phylogénétique et au niveau ontogénétique.

3. Concernant le contretransfert et sa mise en œuvre, une explication utile serait celle de l’existence d’une biologie du contretransfert.

Notre travail se réfère aux sources suivantes : concernant le comportement des animaux et l’évolution de l’empathie, les publications de l’éthologue Frans de Waal et de ses collaborateurs ; concernant l’identification de formes particulières de cognition sociale et de la manière dont celle-ci fonde la culture, celles de l’anthropologue Michael Tomasello ; concernant le concept de mentalisation – celle-ci permettant de systématiser la compréhension réciproque entre humains – celles des psychanalystes et des chercheurs en psychothérapie Peter Fonagy, Anthony W. Bateman et John G. Allen.

Mots clés : Évolution, contagion du ressenti, empathie, mentalisation, contretransfert, supervision.