Plaidoyer pour l’âme

Une contribution de la psychologie des profondeurs jungienne aux défis individuels et collectifs actuels

Renate Daniel

Psychotherapie-Wissenschaft 14 (1) 2024 53–54

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CC BY-NC-ND

https://doi.org/10.30820/1664-9583-2024-1-53

Mots clés : âme, postmodernité, climat, crise, solutions

Qu’est-ce que l’âme ? Si nous prenons au sérieux trois caractéristiques de l’âme, à savoir la vitalité, l’invisibilité et l’inconnu, nous attribuons à l’âme un « caractère mystérieux, métaphysique » (Jung GW6, § 278), qui ne peut être compris ou saisi de manière exclusivement rationnelle. Et, en fait, nous ne savons pas exactement ce qu’est la vie. Nous pouvons certes décrire qu’elle existe, quand nous nous sentons vivants et donc « animés », quels processus font partie du vivant, le maintiennent ou le tuent, mais l’essence du vivant nous est jusqu’à présent cachée. En se basant sur cette conception de l’âme, il n’est guère surprenant de lire sur le site Internet de l’université de Zurich que les études de psychologie n’ont pas pour but de réfléchir à la condition humaine, au sens de la vie ou encore à l’âme. La psychologie, en tant que science empirique, étudie plutôt ce qui est mesurable par des expériences scientifiques, des observations ou des questionnaires. Il s’agit de faits clairs, de chiffres sans équivoque et de résultats statistiques.

Pour le sociologue Hartmut Rosa (2019), une disparition croissante de l’âme est la conséquence logique de nos efforts en matière de sciences naturelles : le monde est devenu plus disponible grâce à nos connaissances, ce qui a pour conséquence un « désenchantement au lieu d’un supplément d’âme ». Un tel désenchantement au moyen des connaissances scientifiques, en tant que refoulement de l’indisponible, de l’inconnu ou de l’inconscient, rend le monde plus planifiable et plus sûr. Il ressort donc clairement de ce qui précède que l’étude de l’âme débouche en terre inconnue, raison pour laquelle la question se pose de savoir si cela vaut la peine de se consacrer à l’âme. Si l’on suit le psychiatre Adolf Guggenbühl (1993), l’âme est fondamentale pour l’individuation au sens du développement et de l’épanouissement de l’individu. Celle-ci n’est pas une progression linéaire ou en ligne droite, mais une danse en spirale autour d’un centre dont on se rapproche et dont on s’éloigne à nouveau. Et ce centre, auquel notre moi se réfère, nous pouvons l’appeler « âme ». L’âme est l’impulsion centrale à partir de laquelle la personnalité se réalise. Et c’est là que la foi, l’étonnement ou encore les intuitions trouvent leur place. La métaphore de l’espace libre ouvre en outre une compréhension possible pour les personnes qui souffrent d’un vide intérieur : il se pourrait qu’elles soient très proches de l’âme.

Dans l’ère postmoderne, l’individuation s’oriente moins vers le surmoi, mais de plus en plus souvent vers l’idéal du moi, c’est-à-dire vers ce que l’on pourrait ou voudrait être. L’individu performant veut et doit être constamment motivé, doit faire preuve d’initiative, s’améliorer constamment, pour ne citer que quelques aspects de cette nouvelle conception du moi. Les slogans tels que « Accept no limits » et « Yes we can » constituent la toile de fond de ce rapport à soi et au monde. Dans le meilleur des cas, nous nous dépassons, nous surmontons les limites qui nous gênent, nous élargissons notre horizon, nous devenons créatifs et innovants. Mais l’idéal du moi ouvert vers le haut, avec sa logique d’augmentation sans limite (on pourrait toujours faire mieux, plus vite, plus efficacement, moins cher, etc.) comporte aussi des dangers lorsque l’on ne parvient pas à gérer les sentiments négatifs, les déceptions et les frustrations, le surmenage, la jalousie, la colère, la peur, le désespoir ou le manque de sens. Or, selon le sociologue Andreas Reckwitz (2021), c’est précisément ce genre de sentiments négatifs que la postmodernité engendre systématiquement, parce qu’à un moment donné, nous ne parvenons plus à répondre aux exigences élevées et échouons. Nous échouons de manière honteuse ou nous finissons en burn-outsurmenage.

Dans l’individuation collective décrite par Aniela Jaffé – un processus de développement de l’humanité – il y a probablement eu à plusieurs reprises des périodes où le monde civilisé est devenu trop raffiné, trop différencié, trop brillant, trop esthétique, trop formel, trop complexe, etc. Marie-Louise von Franz a mis en évidence, à l’aide de contes, les conséquences typiques de telles époques de surcivilisation et de surdifférenciation, à savoir des clivages sociaux croissants entre les couches supérieures et inférieures de la population. Les recherches du sociologue Oliver Nachtwey (2018) mettent en évidence l’augmentation menaçante des différences sociales, qui constitue une « régression » par rapport aux trois premières décennies suivant la Seconde Guerre mondiale. Dans les temps actuels si accablants, la nostalgie de nombreuses personnes pour des leaders autoritaires forts, principalement des hommes, sur lesquels on projette souvent le « sauveur » ou le « rédempteur », est tout aussi régressive. Il s’agit là aussi d’un phénomène collectif récurrent.

Le fossé qui se creuse entre la science universitaire et les profanes fait également partie des phénomènes de division. Qu’il s’agisse de la pandémie du coronavirus, des débats sur l’électrosmog (ou pollution électromagnétique), du génie génétique ou des nanoparticules : les experts et les profanes se disputent sur la fiabilité des études et la crédibilité des conclusions qui en sont tirées. Et lorsque des notions comme l’âme ou l’identité sont bannies de la recherche, le « fossé » avec l’homme moyen se creuse, car il ne se sent plus pris au sérieux.

La psychologie jungienne peut-elle apporter quelque chose face aux crises actuelles ? La première étape, certes amère, serait de reconnaître que nous nous sommes égarés et que nous ne savons plus quoi faire. Selon Jung (GW10, § 301), il serait nécessaire d’admettre une telle désorientation et impuissance, de réfléchir au lieu de concocter immédiatement des « plans intelligents » dans le cadre des convictions ou des modèles de pensée actuels. En effet, lorsque quelque chose échoue, on ne peut généralement pas corriger l’erreur pas la méthode qui nous a menés dans le mur. Il faut l’inconnu, l’étrange, qui, selon le philosophe Kai Marchal (2019), donne à une culture la force d’affronter les défis difficiles au niveau spirituel et de manière constructive, même à l’avenir. D’un point de vue archétypal et historique, « le germe de la nouveauté semble très souvent petit et ridicule » (Jung GW10, § 301). Sans doute parce que la véritable nouveauté dépasse les espaces de représentation actuels et semble peu plausible sur la base des connaissances existantes. On peut également déduire de nombreux mythes de la création qu’en cas de crise existentielle, il ne s’agit pas de réparer, de « faire comme si de rien n’était », mais de revenir en arrière, quasiment à la source de la vie, à l’âme, avant même la division en contraires. Il s’agit d’aller au-delà de ce que nous savons à travers notre moi, mais aussi de renforcer le sentiment de communauté et les forces coopératives. Si nous parvenons donc à prendre la science au sérieux, à utiliser intelligemment l’accroissement des connaissances et des compétences, et si nous sommes en même temps en rapport avec des phénomènes psychiques inconnus au-delà de la conscience, si nous nous engageons donc dans le logique et le mythe, quelque chose d’utile pourrait peut-être en ressortir.

Note biographique

Dr Renate Daniel est médecin psychiatre, psychothérapeute, psychanalyste et analyste jungienne. Elle est membre du Conseil de surveillance et analyste formatrice à l’Institut C. G. Jung de Zurich. Elle travaille depuis plusieurs décennies comme psychothérapeute dans son propre cabinet.

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Dr. med. Renate Daniel
C.G. Jung-Ambulatorium Zürich
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