Jeannette Fischer
Psychotherapie-Wissenschaft 12 (2) 2022 86
www.psychotherapie-wissenschaft.info
https://doi.org/10.30820/1664-9583-2022-2-86
Mots clés : discours intersubjectif, reconnaissance de la différence, culpabilité, bouc émissaire, voyeurisme, envie
Une relation intersubjective est une relation dans laquelle un sujet reconnaît l’autre sujet comme non-moi, comme autre moi. En reconnaissant la différence, l’arrogance et ainsi le déséquilibre des forces, le contrôle et la gestion de l’‹ objet à dominer ›, qui sont les conditions requises pour toute guerre, disparaissent. Dans l’espace intersubjectif, ce n’est pas le pouvoir sur l’autre qui unit. Au contraire, la reconnaissance de la différence ouvre un espace dans lequel la confrontation, le conflit et le désir deviennent possibles. À l’inverse, les liens qui donnent naissance à un discours de domination exigent l’axiome de la culpabilité, l’instrument indispensable qui permet les déséquilibres et les hiérarchie, l’exploitation et l’égoïsme. Celui qui possède le pouvoir interprétatif sur la culpabilité, détient le pouvoir. Celui qui porte la culpabilité est le bouc émissaire, qui peut alors être exclu sans mauvaise conscience, voire tué.
Dans le discours de domination, la liberté n’est plus possible si nous définissons la liberté comme reconnaissance de l’autre comme non-moi, si bien qu’il devient impossible de se comporter en se régulant soi-même et sous sa propre responsabilité par rapport au Toi. La pondération est déplacée vers le contrôle du Toi et pas vers la régulation du Moi par rapport au Toi. Cela tire un faisceau économique extrêmement florissant, qui nait et s’épanouit uniquement via ce scénario.
Simultanément, une unité et une union symbiotiques sont célébrées entre les gens, les groupes et les nations et la différence est ainsi exclue, c’est-à-dire que le sujet est égalisé. Il apparaît en conséquence de nouvelles formes d’envie qui n’est plus une envie de la différence, mais une envie inhérente à la violence : la dévalorisation de l’un est la valorisation de l’autre, qui est alors perçue comme puissance. L’humiliation, la conquête de l’autre, passe à côté de l’envie de sa propre puissance, parce qu’elle devient une envie de la souffrance et de la détresse de l’autre et y reste liée. Je pars du principe que de tels fantasmes de grandeur et de toute puissance découlent de notre incapacité à reconnaître la différence. Si nous avons le pouvoir sur l’autre, nous pouvons construire une relation qui est certes violente, mais qui en est une tout de même : nous ne sommes plus seul, nous disposons d’une personne qui ne nous laissera pas tomber tant que nous garderons le pouvoir sur elle. Par ailleurs, garder le contrôle sur cette personne m’évite de devoir me confronter au Toi ainsi qu’au Moi : car c’est d’abord le Toi qui permet la réflexion sur le Moi.
Dans le cadre d’une permanente consommation d’informations de guerre et d’images d’atrocités, nous nous chargeons de voyeurisme et de jouissance en nous identifiant soit avec les bourreaux, soit avec les victimes. L’identification avec les bourreaux permet de participer au pouvoir, à la toute-puissance, et l’identification avec les victimes peut déclencher une envie d’aider qui n’est pas libre de revendications de pouvoir, ne serait-ce que pour nous contenter de la subordination. L’envie d’aider est elle aussi liée à une envie de pouvoir.
Un compte-rendu qui déclenche l’indignation et un sentiment d’horreur évoque ainsi simultanément cette envie voyeuriste de la détresse, qui procure également à ses auteurs de la joie. Celui qui porte la culpabilité, le bouc émissaire, est sacrifié, miroir des victimes humaines et animales des anciens temps. Incendié par les médias, il est pressé dans le narratif de la culpabilité, si bien que l’envie de diffamer, de tuer et de punir peut conduire à un plaisir légitime. Cela comprend simultanément l’envie du Moi innocent : la localisation de celui qui inflige la punition en dehors de toute responsabilité est un facteur de plaisir à ne pas sous-estimer.
Le moment de plaisir d’un voyeur est également violent vis-à-vis de son propre égo, parce que cet égo est désactivé en tant que facteur participant et ressent du plaisir dans le triomphe de sa non-participation. La domination est seulement possible par le biais d’un déséquilibre hiérarchique et d’un contrôle du désir.
C’est ça, la guerre. La guerre est déjà installée dans notre forme sociale.
L’auteure
Jeannette Fischer a travaillé pendant 30 ans en tant que psychanalyste freudienne à Zurich. Elle s’occupe intensément des questions de violence, de pouvoir et d’impuissance. Elle a organisé à ce sujet des expositions et a tourné deux films documentaires. En 2018 est paru Psychoanalytikerin trifft Marina Abramović et Angst – vor ihr müssen wir uns fürchten, en 2021 Hass et en 2022 Psychoanalytikerin trifft Helene und Wolfgang Beltracchi. Tous ces livres sont également parus dans diverses traductions.
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